La littérature à l’essai

Olivier Guerrier

Bien pire en effet que la haine de la littérature serait l’indifférence :
aux dieux ne plaise que son temps n’arrive1.

Las, et que justement les dieux, ou tout mauvais apôtre, n’en soient point trop fâchés, ce n’est pas encore aujourd’hui que les ultimes mots de La haine de la littérature trouveront à s’actualiser, comme le montre à lui seul l’intérêt – et disons-le le « succès » – que l’ouvrage a rencontré dès sa sortie.

Nous voudrions proposer quelques variations susceptibles d’expliquer pareille ferveur, qui s’emploieront à mettre en évidence les relations existant entre le portrait qui est brossé de cet étrange « objet » de haine, et la forme comme le type d’analyse mobilisés pour le faire.

I. « L’âne de la fable »

La geste judicaire qu’orchestre le livre dès ses premières pages (« Faites entrer l’accusée », 13), au gré des procès et autres « partie[s] adverse[s] » (179), constitue la Littérature en « bouc émissaire » (177), ou « âne de la fable » (136). La scène primitive sacrificielle paraît informer en profondeur les développements, et il n’est peut-être pas sans intérêt de rapporter cette dernière à un texte topique en la matière, la fable bien connue du « miracle de culture » que célébrait Gide, « Les animaux malades de la peste » de La Fontaine (VII, 1).

Car ici défilent à la barre tous les puissances de cette terre, nouveaux lion, tigre ou ours métamorphosés en représentants des sciences dures, de la philosophie, de la psychologie, des sciences sociales, des cultural studies, et drapés dans la morale familiale, aristocratique ou républicaine, chacun se lançant à tour de rôle dans son propre plaidoyer – en fait son panégyrique. Le nommé Sir Charles Percy Snow, « prix nobel de l’antilittérature » (83) faute d’avoir obtenu titre plus officiel, apparaît comme le Pape de ce royaume de Vertu, en réalité arche-bouté sur ses prérogatives – et dont malicieusement mais comme de juste W. Marx ébauche la « psychanalyse » (131–2).

Ou, pour le mieux dire, attaché à son pré carré. Et voici précisément qu’une aubaine se présente, un exutoire sur lequel vont pouvoir peser tous les péchés du monde :

                                        […] J’ai souvenance
       Qu’en un pré de moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense,
       Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net2.

L’âne émissaire cumule les griefs. Il est immoral, mû par « quelque diable », aussi bien que son plaisir vital. Il est asocial, enfreignant tous les codes de propriétés, venant braconner en des territoires sacrés pour les amputer d’une « largeur de langue ». Il est sans autorité ni force. Et enfin, et peut-être surtout, il dit vérité sur lui-même au nom du « droit », en une parrhêsia qui le conduit à s’autocritiquer. Le seul de la bande qui soit responsable est de la sorte le coupable tout trouvé, selon une leçon inhérente au récit qui excède quelque peu l’ultra-célèbre morale finale « La raison du plus fort… ».

La Littérature selon W. Marx – Littérature qui a d’ailleurs fait du baudet une de ses créatures de prédilection – se retrouve assez bien sous cette figure. Pays des jouisseurs, blasphémateurs voire sodomites de tous poils. Pays des clandestins, qui puisent un peu partout de quoi nourrir leurs productions. Pays des « danseuse[s] de la république » (178), si faibles et inutiles, dont l’activité de papier est purement et simplement incompréhensible à la majorité. Et enfin, pays de ceux qui, tout en s’adonnant à des feintes, posent un regard lucide et critique sur ce qui les entoure, quand ils n’en viennent pas, par « hyperconscience » réflexive, à dévaloriser leur propre art jusqu’au suicide, ainsi que le montrait pour la période contemporaine L’adieu à la littérature.

Et il y a plus, encore. W. Marx évoque la vie « innocente et paisible » de l’âne (136), cette vie qui peut rappeler celle dont il a magnifiquement développé les scansions cette fois dans le livre – d’heures –, Vie du lettré. Là se loge peut-être le Mal le plus profond, c’est-à-dire, « puisqu’il faut l’appeler par son nom », l’autonomie. Car la vie comme la création littéraires sont inclassables, inassignables à quelque cadre que ce soit. Elles sont un idiotisme, une « espèce » selon le terme qu’on trouve chez Diderot et au xviiie siècle. Tel est sans doute le crime le plus abominable : avoir affaire à des êtres et des objets « sans légitimité, sans méthode, sans façon » (185), que rien ne parvient à résorber ni domestiquer. Et c’est pourquoi le plus attaqué est finalement le moins bien défini et délimité.

Mais c’est que ladite autonomie rappelle les thuriféraires de la loi, de la règle, des positions, en somme de la vanité, comme à leur première nature. Un extrait de Flaubert, Flaubert auquel W. Marx empreinte l’expression servant de titre à son ouvrage et que reprendra Zola dans Le roman expérimental (voir 163–4), nous tombe en fantaisie, dans L’éducation sentimentale, après l’aveu que fait à ses compagnons de soirée le bon Dussardier, qui voudrait toujours aimer la même femme :

Cela fut dit d’une telle façon, qu’il y eut un moment de silence, les uns étant surpris de cette candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la secrète convoitise de leur âme3.

Or, il n’est pas forcément bienvenu de se faire le chantre de la naïveté, du bonheur et donc de la liberté, ou pire peut-être de les incarner. De semblables prétentions génèrent de la mauvaise conscience, deviennent fâcheuses, et se doivent d’être combattues et éliminées par tous ceux qui, incapables de regarder en face leur servitude et leur malheur, ont fait de l’autojustification leur raison d’être.

Mais alors la Littérature retrouve ses pouvoirs. Victime expiatoire mais qui elle renaît sans cesse de ses cendres, elle continue, bien qu’on la cantonne de force dans des espaces où on la pense inoffensive, de « dire une vérité », de « proposer des modèles éthiques » (185). L’éloge des œuvres qui ponctue La haine de la littérature (« Elles parlent du monde, des hommes, des dieux… », 185) exprime la faculté qu’ont ces dernières de générer des liens intersubjectifs, dans la reconnaissance aléatoire que postule leur régime spécifique. Par où « elles continuent de faire tout ce qui leur fut interdit » (185), et même, elles qui sont toujours « dans l’inadéquation par rapport à une demande politique » (177), elles conservent une pleine portée politique. Tandis qu’il instruit le dossier sur La princesse de Clèves dans la partie « Société » de son livre, W. Marx s’étonne ainsi de la méconnaissance d’un Président de la République de ce qui fonde l’identité française, et allègue les mots d’E. R. Curtius sur la question (voir 160). De fait, notre actualité a encore montré que, face aux barbaries qui menaçaient la civilisation, on en revenait inlassablement à la « liberté de pensée » véhiculée par les grands textes du Panthéon littéraire, tout à coup redevenus priorité nationale. Puisse le pelé, le galeux, avoir encore devant lui tous des beaux jours du monde.

II. Le livre sans qualité

Devant une fresque aussi large, qui prend pour point de départ les origines de notre culture, chacun pourra trouver à déplorer tel manque, à pointer telle contradiction. Eh quoi, tout cela n’est guère exhaustif, et bien des disputes ou autres querelles pourraient venir nourrir voire infléchir l’enquête et le verdict ! Eh quoi, n’est-il pas d’abord question ici d’une étude sur « la haine de la poésie », perçue, dans le sillage de la critique platonicienne, comme l’essence de la Littérature à abattre, mais qui intègre finalement et comme in extremis les romans, et notamment celui de Madame de La Fayette ? Ou encore, le « littéraire » n’a-t-il pas connu plusieurs heures de gloire dans l’histoire, qui le dotaient bel et bien d’autorité, vérité, moralité ? Même la critique des cultural studies (voir 172–3) dans le détail peut apparaître comme sévère et injuste – dirait-on paranoïaque ? –, dans la mesure où nombre de ses représentants ne visent pas à dissoudre l’objet littéraire dans la culture, mais au contraire à mettre en valeur sa foncière différence.

Mais ce ne sont en réalité que peccadilles. Chaque historien et chaque théoricien qui brasse large s’expose toujours à des vétilleux, spécialistes de tel texte ou de telle époque, qui viendront lui chercher des poux dans la tonsure. Et, de toute façon, ce n’est pas ici un livre d’histoire ni de théorie littéraires, Lecteur. W. Marx revendique la non exhaustivité de ses 185 pages d’investigations, qui valent comme sondages, mais qui sont en même temps portés par une érudition dont l’ampleur le dispute à l’élégance. Et, par ailleurs, tandis qu’il suggère, dans ses derniers développements notamment, être très au fait des théories en vigueur, il refuse tout essentialisme, pour avancer d’emblée une définition de la littérature simple, presque simpliste, comme discours toujours « mis au ban de tous les autres » (10). Définition venue de l’extérieur, en négatif, en creux.

L’ouvrage s’écarte donc sciemment des gestes et des formes académiques, ne se crispant ainsi jamais en parole de Maître, par où il contredirait son objet même. Si, selon le passage de la lettre de Flaubert à la princesse Mathilde qui constitue une de ses épigraphes, « envie et bêtise » génèrent la « haine de la littérature », on ne saurait pour représenter celle-ci adopter les ordres habituels du discours, lesquels, parce qu’ils veulent souvent « conclure », frisent également la « bêtise » pour paraphraser un autre mot bien connu de Flaubert4. Bien plutôt, on pourrait appliquer à La haine de la littérature la spécificité que la Demoiselle de Gournay reconnaissait au livre de son « père » par rapport à ses semblables : « Les autres enseignent la sapience ; il désenseigne la sottise »5. Et quoi de mieux que l’humour et le rire pour cela ? Servie par une plume alerte, la « galerie de grotesques » suscite souvent la jubilation. Farce ! Farce ! D’autant que de l’autre côté de la barre, en général, « ça ne rigole pas ».

Clairement revendiquée elle aussi, la subjectivité du propos vise à créer une connivence. Et le non-finito des développements conduisent le partenaire à réfléchir, à prolonger mentalement tel ou tel aspect, voire pourquoi pas à écrire à son tour. Des « pensées qui font penser », mais qui suscitent d’un même mouvement le besoin de prendre la plume, pour participer finalement avec W. Marx à la défense et illustration d’un territoire, celui d’un innocent perpétuellement en péril. Qu’importe alors qu’on s’éloigne des intentions et idées du créateur, lorsque la visée reste commune : « Un suffisant lecteur découvre souvent ès écrits d’autrui des perfections autres que celles que l’auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches »6.

Autant dire que La haine de la littérature est un « essai » sur la Littérature. On objectera qu’il n’est pas le premier en la matière, et ce jusque dans l’œuvre de l’auteur elle-même. Mais plus que d’autres, il remobilise les traits fondamentaux du « genre » que bien malgré lui inaugura Montaigne. Et si Vie du lettré relevait déjà de ce dernier, c’était d’une autre façon et selon une autre perspective, qui consistaient à affirmer et assumer un mode de vie, sans le rapporter explicitement à ses voisins. Ici, tout change (ou tout s’accomplit), avec le surgissement de l’extériorité radicale et belliqueuse, qui conduit nécessairement à une confrontation. Mais, pour présenter celle-ci, le livre trouve la voie et la voix adéquates, aptes d’une certaine manière à désamorcer la violence, et à alimenter dans l’espace public où il circule des commerces qui ne soient pas autoritaires. Parce qu’il accepte de replacer la Littérature dans le champ « politique », en faisant tout sauf singer les modes d’expression qui ont pu l’isoler ou la mettre au ban, il en est peut-être du coup le plus beau représentant, dans tous les sens du terme. Mieux même – et n’en déplaise cette fois peut-être à son auteur et à sa modestie – il en est quelque chose comme le Manifeste.


  1. William Marx, La haine de la littérature (Paris : Editions de Minuit, 2015), 185. Les citations dans le texte renvoient à cette édition.

  2. Jean de La Fontaine, « Les animaux malades de la peste », Fables, VII, 1, v. 49–54, éd. M. Fumaroli, La Pochothèque (Paris : Livre de Poche, 1985).

  3. Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale, I, V, éd. P. M. Wetherill (Paris : Classiques Garnier, 1984), 57.

  4. « Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. […] Quel est l’esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère ? Contentons-nous du tableau, c’est ainsi, bon », Lettre du 4 septembre 1850 à Louis Bouilhet, Gustave Flaubert, Correspondance, Bibliothèque de la Pléiade (Paris : Gallimard, 1980), t. I, 679–80.

  5. Marie de Gournay, Préface sur les Essais de Michel de Montaigne (Paris : L’Angelier, 1595).

  6. Montaigne, Essais, i.24, éd. A. Tournon, La Salamandre (Paris : Imprimerie Nationale, 1998), t. I, 227–8a.





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