La poésie créole haïtienne

Notes de lecture de l’Anthologie bilingue de la poésie créole haïtienne de 1986 à nos jours

Ralph Ludwig

Mehdi Chalmers, Chantal Kénol, Jean-Laurent Lhérisson et Lyonel Trouillot, éds., Anthologie bilingue de la poésie créole haïtienne de 1986 à nos jours (Arles : Actes Sud/Atelier Jeudi Soir, 2015), 192 pages.

Difficultés réceptives

Il n’est pas chose aisée que de formuler une opinion sur ce beau recueil de poésie créole haïtienne. Un critique européen, certes amoureux des langues et littératures antillaises, ne saurait, dans son approche, faire abstraction de ces difficultés herméneutiques et par conséquent de son cantonnement subjectif. Il exprime ici ses impressions, sachant que les voies de l’expression poétique sont multiples. Ces lignes prennent donc plutôt le caractère d’une « errance » (au sens d’Édouart Glissant) que celui d’une lecture interprétative clairement rectiligne. En tout cas, l’écriture poétique en question mérite largement cet effort.

Le concept, le titre, le « dechoukay »

Point de départ du présent ouvrage : la décision prise quant à la périodisation, fixée au seuil de la poésie actuelle – celle que ce recueil représente – avec le « dechoukay » de la dictature duvaliériste de 1986. Le régime – de « Papa Doc » François Duvalier (1957–71) suivi de « Baby Doc » Jean-Claude Duvalier (1971–86) – a profondément bouleversé le pays ; les « tontons macoutes » ont semé la terreur et la mort de manière systématique, imprévisible et incontrôlable. Plusieurs générations d’intellectuels ont été marquées par ce traumatisme collectif, et il est évident qu’un recueil poétique ne saurait omettre d’en relever les séquelles.

Une des accusations les plus fortes concernant les cruautés commises non seulement par les Duvalier, mais aussi par la politique ultérieure, se trouve dans le poème « Titanyen » d’Yves Gérard Olivier. Le titre pourrait évoquer un dieu de la mythologie grecque qu’on imaginerait cruel et carnivore ; mais l’auteur, ainsi qu’il l’explique dans une annotation, se réfère à « une localité au nord de Port-au-Prince qui a servi de charnier à la dictature des Duvalier. On y a aussi entassé des cadavres durant les jours qui suivirent le séisme du 12 janvier 2010 » (135) :

Titanyen, m pa renmen w !
M pa m p ap janm renmen w.
Ou… fèmen twòp je,
Ou… manje twòp vyann,
Ou… souse twòp myèl,
Epiii… ou … blanchi twòp zo.

Ou vale ! Ou pran ! Ou anfalé !

[…] (132)

Titanyen, je ne t’aimerai jamais
Jamais je ne t’aimerai.
Tu… as fermé trop d’yeux,
Tu… as mangé trop de viande,
Tu… as bu trop de miel,
Et puiiis … tu… as blanchi trop d’os.

Tu avales ! Tu prends ! Tu engloutis !

[…] (133)

Syto Cavé, dans sa magnifique poésie « Kiyès ki kase lanp lan ? = Qui de nous a cassé la lampe ? », traduit l’angoisse vécue en permanence par tout Haïtien sous le système dictatorial, triste réalité qui s’est prolongée bien au-delà du départ de Jean-Claude Duvalier :

[…]

Men lannwit gen kè grenn
kiyès ki kase lanp lan ?
Sant gaz la monte
y ap bat on prisonye (44)

[…]

Mais la nuit a le cœur chagrin
qui de nous a cassé la lampe ?
Monte l’odeur du kérosène
on assassine un prisonnier (45)

Mais Haïti est fier de ne pas subir son sort cruel de manière résignée. L’identité haïtienne se base sur un esprit de iberté dont la première manifestation est l’indépendance de l’ancienne colonie française, déclarée par Dessalines le 1er janvier 1804 au bout d’une lutte de ibération acharnée, déjà reprise dans le premier roman de ce pays – Stella d’Émile Bergeaud (1859) – et fréquemment thématisée ultérieurement dans la littérature. C’est donc avec fierté que René Philoctète, dans son refus poétique de partir en exil, évoque Dessalines et réclame un autre avenir pour son peuple :

M pa janm mande m pouki m ret isit ?

[…]

Men m rete
paske gen you pye bwa m renmen sou wout Grandans

[…]

paske gen you chèf yo rele Desalin,
paske wè pa wè
gen you pèp ki vle louvri lavi (136/138 ; italiques R.L.)

Pourquoi ici demeuré-je

[…]

Mais je reste
pour cet arbre que j’aime à l’entrée de la Grand’Anse,

[…]

parce qu’il y a ce héros appelé Dessalines,
parce qu’inébranlable
il y a ici un peuple qui veut s’ouvrir à la vie. (137/139)

Les catastrophes naturelles et l’instinct de survie

Ce sont les catastrophes naturelles et notamment le terrible tremblement de terre de 2010 qui apparaissent comme le deuxième grand fléau aux yeux du peuple haïtien. Même si l’expérience des cyclones a – dans une certaine mesure – été assimilée par le vécu créole haïtien, il en va autrement du séisme de 2010, qui a tué 300.000 personnes et causé un bouleversement total du pays, le mettant à la merci des innombrables aides internationales, avant tout nord-américaines. Certains auteurs du présent recueil de poésie, comme Georges Castera (« Dezas = Désastre », 40–3) ou Évelyne Trouillot (« Tanpris = S’il te plaît », 164–5) confient ainsi leurs réactions face à ce cataclysme ; citons quelques belles lignes de Castera, dédiées à Syto Cavé :

Gen mo ki dous ;
tankou :
kann kreyòl,
siwo myèl,
jedou,

epi gen mo ki gen dan,
mo ki anvi mòde,
mo ki blese moun fon
tankou mo tranmantè
beton lanmidon,
fay,
replik,
dekonm.

Pòtoprens anba dekonm.

[…]

Vil mwen te pi renmen yo
kraze.
M pral sètoblije fè fil
lòt vil bòlanmè
kote Lasirenn ak Labalèn
ap jwe ak chapo m
ki tonbe nan lanmè. (40/2)

Il y a des mots doux ;
comme :
canne créole,
miel,
yeux doux,

et puis il y a des mots qui ont des dents,
des mots qui veulent mordre,
des mots qui blessent jusqu’à l’os, comme :
tremblement de terre,
béton en poussière d’amidon,
failles,
répliques,
décombres.

Port-au-Prince est sous les décombres.

[…]

Les villes que j’aimais le plus
sont détruites.
Je vais être obligé de faire la cour
à d’autres villes de bord de mer
ou peut-être sous la mer
où la Sirène et la Baleine
jouent avec mon chapeau
tombé dans l’eau. (41/3)

Les grandes catastrophes naturelles telles que les tremblements de terre deviennent des métaphores pour la dure vie haïtienne, comme l’exprime Mikadols dans « Laviwonn dede = Tourner en rond » (120–3). Néanmoins, face à tous ces coups du destin, l’Haïtien ressent une formidable envie de vivre. Il veut se nourrir de son propre travail, et garder le goût de la vie, de la beauté physique et du rire. C’est le sens du poème « Ant lapli ak solèy = Entre la pluie et le soleil » de Kettly Mars, dont voici un extrait :

[…]

M vle solèy chofe zo m lè m frèt
M vle dòmi san m pa pè fè nwa
M vle travay
Pou m pa lonje bòl ble m bay zòt
M vle manje pou m viv an sante
M vle bèl rad sou do m pou m ka bèl
Pase dèfwa zanmi
La vi a konn dous tou wi
Se dwa m pou m anvi ri
Sé sa m fout vle… (110)

[…]

Je veux que le soleil me réchauffe les os quand j’ai froid  | Je veux dormir sans avoir peur du noir | Je veux un travail
Afin de ne jamais tendre aux autres mon écuelle  | Je veux manger pour être en santé
Je veux de beaux habits à porter pour être belle | Car parfois tu sais
La vie peut aussi être douce
C’est mon droit d’avoir envie de rire
C’est de ça – putain ! – dont j’ai besoin (111)

C’est également cette envie de vivre dans une nature non menaçante, douce, à la fois simple et profonde, qui émane du très beau poème « Anvi = Désir » de Lyonnel Trouillot, dédié aussi à Syto Cavé :

m anvi reve pen gou
nan maten chak timoun
dlo dous
pou zoranj dous
pi dous

m anvi leve on gran van
pou lave tèt vil yo

m anvi
on ti lanmou lejè
kou on lapli jaden

[…] (172)

j’ai envie de rêver que le pain est bon
dans chaque matin d’enfant
l’eau douce
pour que l’orange douce
soit plus douce

j’ai envie de lever un grand vent
pour laver les cheveux des villes

j’ai envie d’un amour léger
comme une pluie-jardin

[…] (173)

Les forces de la nature – l’eau et le vent – prennent alors une face positive, rassurante, s’avérant être une énergie vitale, débouchant sur l’avenir.

L’esprit d’ouverture et la panoplie thématique

Malgré la périodisation politique qui détermine le corpus poétique de ce recueil, la panoplie thématique et les choix des registres linguistiques – différentes variétés et couleurs à la fois du créole et du français – sont vastes ; ils sont loin d’être bridés par les souffrances des Haïtiens. Au contraire : c’est, comme Kettly Mars semble le ressentir, la souffrance qui appelle le rire, et seul le goût pour la vie permet de vivre.

Suivant les éditeurs, la ibération politique implique un changement de génération et d’esprit du côté des auteurs :

Aujourd’hui, nombreux sont les auteurs qui sont originaires des milieux populaires […] Ils amènent à la littérature, à la poésie, un autre ressenti. […] Ils amènent à la littérature des amours qui ne sont pas nés dans les livres, des colères et des désespoirs, des espoirs aussi, qui sont leur ventre même, leurs plaies vives et leurs paris intimes. Ils amènent aussi un autre rapport à la langue. (6)

Les sujets abordés poétiquement sont donc multiples, et il est impossible de les évoquer tous ici. Ce foisonnement thématique va de pair avec le rôle central du créole, des différentes facettes de cette langue, qui se voit renforcé sur le plan de l’écriture poétique.

Les grands axes du contenu – au-delà de ceux déjà abordés – semblent, à un premier niveau abstrait, presque existentialistes, généraux, et présentent une sorte d’origo de l’orientation de l’être humain en tant qu’être social moderne, se référant à ses sensations, agissant dans la nature environnante, dialoguant en lui-même avec son héritage culturel. Mais peu de vers suffisent, malgré l’universalité de leurs thèmes, pour que le lecteur se rende compte de la profonde empreinte haïtienne de ces mêmes sujets.

Il est frappant de voir combien de poèmes se réfèrent à la ville, à l’urbain et, plus particulièrement, à la rue comme espace de communication. Il est évident que le malheur des quartiers misérables saute aux yeux (Wilson Scott Fifi : « Vilaj Dedye = Village de Dieu », 60–1). Certains se voient contraints d’y exercer de modestes travaux occasionnels (Guy Gérald Ménard, « Boulva Lagraba = Boulevard des Grabataires », 114–5). Les rues constituent des images et des lieux de croisements multiformes, comme en témoigne René Philoctète (« Lari = Les rues ») :

Lari gen tanl, tankou moun: de lè l cho, de lè l fèmen.

[…]

Lari chante, jwe, danse, kouri, tonbe, leve, soufri, batay.

[…] (140)

Les rues ont des humeurs, comme les gens : tantôt chaudes, tantôt fermées.

[…]

Les rues chantent, jouent, dansent, courent, tombent et se relèvent, souffrent, se battent.

[…] (141)

C’est bien sûr la capitale Port-au-Prince souvent présentée comme ville prototypique, qui est la plus invoquée (comme par Évelyne Trouillot, 166–71). Dans ses artères principales – les rues –, même la mort, en pleine journée, peut paraître digne, voire belle (Guy Gérald Ménard, « Toto ») :

Toto
Janm ou lage w sou granwout la
Ak je w fikse sou kè solèy
Libète chante yon dènye fwa
Anvan zetwal te tenyen lanp
Ki nan fon je w

[…] (118)

Toto
Sur la grand-route tes jambes t’ont lâché
Tes yeux regardant le soleil en plein cœur
Une dernière fois la iberté a chanté
Avant que les étoiles ne s’éteignent dans ton regard

[…] (119)

J’ai déjà – en parlant de la représentation poétique des principaux fléaux d’Haïti – évoqué le côté menaçant de la nature. Et effectivement, ce n’est pas son aspect doux et harmonieux qui s’impose en premier lieu en lisant ses reflets poétiques dans ce recueil. L’eau et la pluie se présentent ainsi souvent – tant sur le plan réaliste que sur le plan métaphorique – comme une force plus ou moins destructrice, ainsi que le démontre la poésie « Beki malere = Les béquilles du pauvre » de Georges Castera (36–7) :

Dlo pran peyi a,
sa k rete pou nou an
vin pi piti chak jou kou lapli
tonbe
e chak lapli k tonbe
li ronyen, li manje krèmtè

[…] (36)

L’eau a emporté le pays,
à chaque pluie la part qui nous reste diminue
et chaque pluie
ronge, mange le suc de la terre

[…] (37)

Il en va de même pour « Jàn kraze kannari = Jeanne a brisé les jarres » de Jacques Adler Jean-Pierre (76–9) et « Lapli wòch = Diluvienne ma ville (Il pleut des pierres sur Port-au-Prince) » d’Emmanuel Vilsaint (182–3). Mais des visions plus positives de la nature sont également présentes. Dans la poésie «  Ant lapli ak solèy = Entre la pluie et le soleil » de Kettly Mars (110–1, déjà citée ci-dessus), le soleil symbolise l’aspect positif de la nature, qui procure chaleur et espoir. Dans les vers de Robert Manuel (Nich Gèp), la lune ouvre un espace d’amour corporel (« Lalin = Lune », 108–9).

Le poète exploite donc aussi des sensations élémentaires, tels que le corps, la tristesse et la douleur, mais aussi l’amour.

Manno Ejènn s’assure de sa propre existence physique à travers de petites sensations corporelles telles qu’une faible démangeaison :

E ti pwen tou piti piti sa a !
Ti zwing, ti zing, ti zuit zuit sa a menm !
Ti gratezon nan planmen mwen an
k ape plede satouyèt mwen san rezon.

[…] (52)

Maigre, maigrichon, minuscule
Cette démangeaison dans le creux de ma main
Qui me chatouille sans raison

[…] (53)

Getro Bernabé dessine l’enfant qui n’a pas envie de naître trop vite (« Kite m anndan = Laissez-moi à l’intérieur », 30–1), et Kettly Mars fête la nudité, état au moment de sa naissance, état dans lequel elle vit aussi le plus profond de l’amour (« Toutouni = Toute nue », 112–3).

Il est évident que la douleur et la tristesse sont au rendez-vous des sentiments qu’éprouve tout poète haïtien ; Pascal Lafontant exprime, à travers sa poésie « Tristès = Tristesse » (98–9) qu’il ne peut s’y soustraire.

Mais c’est également l’amour – sous le signe du bonheur – qui est présent dans ce recueil ; plusieurs beaux poèmes le thématisent, comme « Mach ou = Ta démarche » de Getro Bernabé (32–5) ou « Fanm = Femme » de James Saint Félix (158–9). Syto Cavé, dans son poème sublime « Yon powèm k ap chèche yon chan = Un poème qui cherche un chant » (46–9) va du carpe diem à la jouissance corporelle, fusion dont l’accomplissement consiste à mourir ensemble :

M pa gen tan devan m pou m move ankò,
E, menm si m te jwenn tan,
Se tap yon tan pèdi.
Si tan k rete m la, se pou renmen.
Tanpri lanmou, vin wèm chak jou,
Epi, pran tan w pou jwe avè m ;

[…]

Nan bra w pou m mouri !
M pap kite okenn lòt mò ranse avè m :
Mò madichon !
Mò lanbisyon !
Mò politik !
Mò sanzavé !
Mò lajan !
Ou tande m lanmou ?

[…] (46)

Je n’ai plus le temps d’être mécontent,
Et, même si j’en trouvais le temps,
Ce serait une perte de temps.
Le peu de temps qui me reste est pour aimer.
Je t’en supplie Amour, viens me voir tous les jours,
Puis, prends le temps de jouer avec moi ;

[…]

C’est dans tes bras que je mourrai !
Qu’aucune autre mort ne vienne plaisanter avec moi :
Ni la mort par malédiction !
Ni la mort par ambition !
Ni la mort politique !
Ni la mort gueuse !
La mort des espèces sonnantes et trébuchantes !
Tu m’entends, Amour ?

[…] (47)

L’acte d’écriture, la littéracie

Si le créole a pu paraître comme un monde d’oralité, si la culture populaire et la perception des éléments de la nature dans ce recueil peuvent sembler se trouver sous le signe de l’oral primaire, l’esprit et aussi la réflexion de l’écriture ont également imprégné nombre de ces poèmes. L’amour est présenté comme force fondamentale, et Guy Gérald Ménard utilise l’écriture poétique pour demander pardon à l’être aimé, au lieu d’avoir simplement recours à la parole orale :

Pou wou

[…]

Mwen retounen lan pye w
Ekri sèt fwa mèsi
Devan papòt kay ou
Ki te rete louvri
Lè nan fòs move tan
Bonnanj mwen t ap dòmi (116)

Pour toi

[…]

Me voici revenu à tes pieds
Écrire sept fois merci
Sur le seuil de ta porte
Restée ouverte
Quand au cœur de l’orage
Mon bon ange dormait (117)

La culture haïtienne, dans laquelle ce recueil est profondément ancré, inclut un héritage littéraire important. Plusieurs des poésies en présence s’y réfèrent à travers des renvois intertextuels explicites.

Par exemple, la poésie de Syto Cavé, intitulée « Kiyès ki kase lamp lan = Qui de nous a cassé la lampe ? » (44–5), semble se référer au célèbre grand poème symboliste-surréaliste Dialogue de mes lampes de Magloire-Sainte-Aude (1941). Casser la lampe, chez Syto Cavé, revient donc à détruire le dialogue, et l’odeur de la lampe cassée signale la mort d’un prisonnier (cf. la citation ci-dessus).

Manno Ejèn cite clairement un célèbre roman de Jacques Stephen Alexis: L’espace d’un cillement (54–5 ; cf. l’extrait déjà cité ci-dessus). Il évoque, dans son poème, la problématique de ce roman d’Alexis : l’enchevêtrement entre le passé et le présent (dans le roman l’enfance cubaine et la réalité haïtienne des protagonistes), ainsi que le caractère futile des instants s’enchaînant dans la vie.

[…]

Espace yon ti monman
ale vini yo rele tan
on kounye ki se anmenmtan
yon ayè epi letènite
yon lavni ki deja pase

[…]

[…]

L’espace d’un cillement
aller-retour appelé temps
un aujourd’hui en même temps
hier et éternité
un avenir déjà passé

[…]

Ce faisant, l’auteur se réfère en même temps aux caractéristiques de la langue créole haïtienne qui réserve, par contraste avec le français, une place bien plus proéminente à la catégorie aspectuelle de l’accompli-inaccompli ; en français standard, c’est l’orientation temporelle qui prédomine, cette dernière consistant en une référence à l’axe de la situation de communication permettant de distinguer entre l’avant et l’après1.

Autre liaison intertextuelle : Ce recueil contient (au moins) deux renvois à l’œuvre littéraire haïtienne probablement la plus connue, à savoir aux Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain. Dans ce roman fondateur, le jeune révolutionnaire Manuel revient, après des années passées à Cuba, chez parents, âgés entretemps, en Haïti. Une terrible sécheresse s’est abattue sur le pays. Manuel tombe amoureux d’Annaïse, qui appartient pourtant au clan familial adverse, et ce conflit divise le village. Ils découvrent une source salvatrice, mais Manuel est finalement blessé à mort par un cousin d’Annaïse. Mourant, il demande de taire le crime ; Annaïse s’avère alors être enceinte, et l’action se termine sur le coumbite, manifeste de l’harmonie retrouvée. Derrière le titre se cache le créole « gouvènè rouzé », ce qui correspond – en transposant directement et sans détournement poétique en français – à « gouverneurs de l’arrosée ». Si donc des poèmes du recueil en présence s’y réfèrent, une partie du message se voit contrebalancée : l’eau n’est pas uniquement un élément destructeur et incontrôlable, mais salvateur et « gouverné » par l’homme. On comprend mieux ainsi le jeu sémantique de Pascal Lafontant quand, dans une vision poétique heureuse de la nature, il mentionne les « kannal arozaj » (« Vizyon fantezi = Vision fantaisiste », 100–1, italiques R.L.) :

[…]

Blanch dan boujonnen
Pou di lajwàn kannal arozaj
Yon jès men tankou yon solèy
Men louvri pou dezabiye sezon lapli

[…]

Des dents blanches qui bourgeonnent
Pour dire la joie des canaux d’arrosage
Un geste des mains comme un soleil
Des mains ouvertes pour déshabiller la saison des pluies

Lyonel Trouillot reprend entièrement le jeu métaphorique du titre de Jacques Roumain – le bonheur de l’arrosage évoquant la beauté de la rosée –, mais dans un scénario négatif irréel, appartenant au passé (« Agòch net = À gauche toute », 176–7, cf. aussi la citation ci-dessus ; italiques R.L.) :

[…]
Oklèrdelalin, monnami Pyewo, |

nou pa janm wè fontèn ap bay dlo pou tout | timoun ki swaf, nou pa janm wè lèzòm | gouvènen lawoze, nou pa janm wè yon rekòt | pen ki kont pou nouri tout timoun, | nou pa janm wè koulè fwi ak zepi nan riban | lakansyèl

[…]

[…]
Au clair de la lune, mon ami Pierrot, |

nous n’avons jamais vu les fontaines donner de l’eau pour | toutes les soifs des enfants, nous n’avons jamais vu les | hommes gouverner la rosée, nous n’avons jamais connu | une récolte | de pains suffisante pour toutes les faims des enfants, nous | n’avons | jamais vu la couleur des fruits et des épis dans les rubans | de l’arc-en-ciel

[…]

Parlant des différentes facettes de la scripturalité dans ce recueil, on constate que – outre les liens d’intertextualité – l’acte d’écriture lui-même se voit thématisé. Pour Lovely Fifi, « l’encre des plumes » est en rivalité avec l’amour (56–7). Dans le vécu de Josaphat Large, sentiments, imagination et écriture poétique se fondent entièrement (102–3). Richanpo revient à l’acte graphique de l’écriture et joue avec l’orthographe, renouant avec les graphismes des textos et avec le rap dans son accusation « Nou pa menm | Nous ne sommes pas les mêmes » (150–1):

Ou annikKòmkwa
movetout miwa
Ou derefizepèdi
Gade figi wmemwa.
Ou pitoImaj yo
ekriekri nan
nan do mwen w.paj lanvè a.

[…]

Tu as choisicomme si
de te mettre en colèretous les miroirs
tu as refusépréféraient
de regarder ton visageperdre la mémoire
tu as préféréleurs images
écrireécrites
sur le dos de ta main.Au verso.

[…]

Dernier aspect de l’acte d’écriture à évoquer : Pour Roman Jakobson, la fonction poétique se réalisait dans la projection du paradigme dans le syntagme, aboutissant à une sorte de liste, telle que – exemple célèbre – celle des « torche-culs » chez Rabelais. Il s’agit là d’une technique scripturale qui possède une place centrale dans l’œuvre de Frankétienne, représentée par le poème « Koutchoukoutchou » dans ce recueil, où il associe les onomatopées (ou des constructions phoniques) de l’oral à ce procédé (64–71, citation 64–5) :

Koutchoukoutchou koutchoukoutchou
zopilantchou zotchoupoutchou
voukoupvoukoup voukoupvoukoup !
Baka vanse
baka fonse
baka ponpe
baka pyafe
baka djayi
baka rele
baka wonfle
baka gwonde

[…]

Koutchoukoutchou koutchoukoutchou
zopinlantchou zotchoupoutchou
voukoupvoukoup voukoupvoukoup !
Le démon avance
le démon fonce
le démon trépigne
le démon piaffe
le démon surgit
le démon hurle
le démon ronfle
le démon gronde

[…]

D’autres thématiques mériteraient d’être relevées explicitement, telles que la religion et l’ancrage voodoo, parfois mentionnées au premier plan lorsqu’on parle de littérature haïtienne ; elles ne sauraient donc manquer ici. Par exemple, les derniers vers de la poésie – déjà reprise ici – « Dezas = Désastre » de Georges Castera se réfèrent très clairement au mythe de la vie sous-marine, très répandu en Haïti ; l’anthropologue guadeloupéen Gerry l’Étang vient d’y consacrer une enquête très actuelle (à paraître). Mais il me semble que cet l’aspect religieux ne constitue pas une des préoccupations premières de ce recueil, et, de toute façon, le cadre de cette présentation impose ses limites.

Herméneutique, traduction et réflexion critique

Ce recueil représente, tout au moins dans une perspective européenne, une prouesse éditoriale : il s’agit d’une anthologie de la poésie haïtienne moderne qui s’adresse au lecteur francophone en général, et donc à un lecteur qui – dans la plupart des cas – ne parle pas le créole. Les éditeurs proposent une édition bilingue, mais le créole constitue le lieu créateur primaire, et la version française, dans l’ensemble, a essentiellement la fonction transitoire d’ouvrir l’accès au créole. C’est également la vision des éditeurs :

Puisse la poésie haïtienne de langue créole être connue dans les langues du monde par l’entreprise toujours à risque de la traduction. C’est pour nous un plaisir esthétique et une responsabilité citoyenne d’apporter notre contribution à cette reconnaissance internationale tant méritée.2

Mais quel accès ? Celui-ci est, bien sûr, d’abord de nature sémantique ; il permet la compréhension de la plupart des messages et des images. La version française a, de plus, une deuxième fonction. Si la grammaire créole paraît toujours difficile à classer d’un point de vue diachronique et typologique, il n’en est pas de même pour le lexique. Celui-ci dérive à plus de 90 pour cent du français. Et étant donné que le message poétique repose davantage sur le lexique que sur la grammaire – plus que dans le langage et l’écrit ordinaires – , le poids du vocabulaire joue un rôle sémiotique prépondérant dans le poème. Le lecteur peut donc, du moins partiellement, accéder grâce aux parentés phoniques du lexique, et par là à l’expression poétique de la langue créole même. Le recours à la traduction qui lui permettra plus facilement de percevoir ces parentés et de remonter une partie des chemins étymologiques. La traduction – le côte–à–côte, par exemple, de « Ti sansasyon san pran souf » et de « Petite sensation à bout de souffle » (52–3) – aidera également le lecteur à découvrir les principes phonético-phonologiques de l’orthographe créole haïtienne ; la même idée d’un rapport plus direct entre phonème et graphème régit aujourd’hui – bien sûr de manière spontanée et quelque peu chaotique – beaucoup de textos, slogans publicitaires etc. en français.

La traduction prend donc l’importance particulière, non – ou non seulement – d’une simple béquille, mais elle fera figure de charnière poético-herméneutique, d’intertexte.

Il est également probable qu’une partie des lecteurs s’arrêtera au texte français, sans aller systématiquement au créole. C’est dans cette perspective qu’on peut s’interroger sur la nature plus précise de la traduction. En fait, celle-ci n’émane pas d’un seul et même principe. Les éditeurs précisent sur la 4e de couverture :

Les poèmes composant la présente anthologie ont été rassemblés et traduits par les membres de l’Atelier Jeudi soir, Mehdi Chalmers, Inéma Jeudi, Chantal Kénol, Jean-Laurent l’Hérisson et Lyonel Trouillot, à l’exception de certains d’entre eux, traduits par leurs auteurs. 

Par conséquent, le bilinguisme de cette anthologie est variable. Parfois, il semble effectivement être le produit un peu mécanique d’une traduction rapide. Dans le poème « Mwen se wòch bò larivyè = Je suis la pierre au bord de la rivière » (10–1), le vers créole « mapou chanje fèy » n’a pas, sans qu’on en sache la raison, d’équivalent français. Dans la poésie de Jean Euphèle Milcé (sans titre, 124–5), on ne comprend pas pourquoi les images des deux premiers vers sont inversées dans les versions créole et française :

Je tout moun
Nan je tout bèt
Sé fèt Pòtoprens

[…]

Dans les yeux des bêtes
Tous les yeux des humains
C’est la fête de Port-au-Prince

[…]

Il n’est pas question ici de prolonger une liste d’erreurs ; mais il convient de retenir que, vu l’ampleur de la tâche et l’ambition auto-fixées, vu aussi le rôle central de la traduction, celle-ci aurait mérité quelques phrases de réflexion de plus et parfois tout simplement un peu plus de soin. Mais il est vrai aussi que certaines poésies sont accompagnées d’équivalents français qui sont le fruit d’une véritable réécriture – plus ibre – poétique, comme le montre l’exemple de Georges Castera  (« Kannari krazé = Fissures », 38–9):

M leve, m wè tout
bout papye k ekri
tèt anba.
Devan ou plake sou vwa m
kè kal
tandiske tout pòt louvri
devan je chat
k ap fè jouda.

J’imagine l’écriture tête en bas
Ton sexe perceptible sur ma voix
dans l’incertitude calme
cependant que les portes s’ouvrent
sur l’irrévérencieux regard
des chats

Ici, la traduction perd son caractère d’outil sémantique et prend la fonction d’un texte poétique autonome, ou celui de texte jumeau qui entre dans un échange herméneutique particulier avec le texte créole. Mais il est manifeste aussi qu’il facilite moins le décodage immédiat du créole et qu’il permet bien moins qu’une traduction plus simple de comprendre que devan correspond à « sexe » et que jouda désigne, tout au moins au départ, le personnage biblique de « Judas »3.

Terminons par un bref regard d’ensemble sur cette anthologie. Il est évident que toutes les poésies ne sont pas de qualité égale. Certaines contributions paraissent moins convaincantes, et l’on a envie de répéter à leurs auteurs qu’une poésie – même si elle se veut « occasionnelle » – n’émane pas seulement d’une conviction ou d’un sentiment profond et honnête, mais aussi d’un véritable travail d’écrivain. Néanmoins tous ces poèmes réunis témoignent de l’extraordinaire richesse de l’imaginaire créole haïtien. Ils sont la preuve flagrante du poids à la fois culturel et interculturel de celui-ci. Ils montrent le potentiel d’écriture poétique de la langue créole, et nombre de ces poésies méritent une place d’honneur dans la « littérature-monde ».

Références

Alexis, Jacques Stephen. L’espace d’un cillement, préface de Flo­rence Alexis. Paris : Gallimard, 1959, réimpression 1986.

Bergeaud, Émeric. Stella. Paris : Dentu 1859 ; réédition Carouge-Genève : Éditions Zoé, 2009.

Fattier, Dominique. « Haitian Creole ». In The Survey of Pidgin and Creole Languages, éd. par Susanne Michaelis, Philippe Maurer, Martin Haspelmath et Magnus Huber. Vol. II: Portuguese-based, Spanish-based, and French-based Languages, 195–204. Oxford : Oxford University Press, 1859/2009.

L’Étang, Gerry. « Récits haïtiens de vécus aquatiques ». In Études Créoles, nouvelle série, à paraître.

Ludwig, Ralph. « Littératures des mondes créoles ». In Études Créoles, nouvelle série, à paraître.

Magloire-Saint-Aude. Dialogue de mes lampes, 1941, cité d’après la réimpression dans Magloire-Saint-Aude, Dialogue de mes lampes et autres textes: Œuvres com­plètes, édition établie et présentée par François Leperlier. Paris : Jean-Michel Place, 1998.

Nougayrol, Pierre, Pierre Vernet, Alain Bentolila et al. Ti diksyonnè kreyòl-franse = Dictionnaire élémentaire créole haïtien-français. Port-au-Prince : Éditions Caraïbes, 1976.

Roumain, Jacques. Gouverneurs de la rosée. Paris : Messidor, 1946.

Valdman, Albert. Haitian Creole: English-French dictionary, vol. 1-2. Bloomington : Indiana University, 1981.

Valdman, Albert. Haitian Creole: structure, variation, status, origin. Equinox : Sheffield, 2015.


  1. Pour un aperçu de la grammaire du créole haïtien, cf. Fattier 2013, et pour une analyse actuelle de l’ensemble de la situation de cette langue, cf. Valdman 2005.

  2. Préface de Mehdi Chalmers et Lyonel Trouillot, 9.

  3. Cf. par exemple les dictionnaires du créole haïtien de Nougayrol, Vernet, Bentolila et al.1976 ; Valdman 1981, surtout pour le terme « jouda ». La signification sexuelle de « douvan » n’est mentionnée par aucun des deux dictionnaires.





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