Le Bal de Sceaux, ou la politique de la vie privée
Anne-Marie Baron
Le Bal de Sceaux est un des plus anciens textes de La Comédie humaine. Sa date finale : Paris, décembre 1829, qui apparaît dans la troisième édition de 1835, semble exacte. Ce texte a toujours figuré dans les Scènes de la vie privée. Il a la particularité de relater des événements contemporains de la date de son écriture. L’intrigue peut se résumer ainsi : sous le règne de Louis xviii, en 1824, un ancien vendéen, le comte de Fontaine a 60 ans. Il a été l’un des chefs de la Chouannerie sous le sobriquet de « Grand Jacques » (qu’on verra apparaître dans Les Chouans, Béatrix, César Birotteau). Mais il évolue avec son temps, et son adhésion au régime de la Restauration est totale. Il sait concilier sa fidélité aux principes légitimistes avec les pratiques de la monarchie constitutionnelle, mises en œuvre par le roi, son conseiller et protecteur. Ses trois fils font carrière dans la magistrature, l’armée et l’administration, et épousent des roturières fortunées. Quant à ses trois filles, les deux aînées se mésallient sans état d’âme, au désespoir de leur mère, née de Kergarouët, beaucoup moins avancée d’idées que son époux. Quant à sa plus jeune fille, Émilie de Fontaine, héroïne de cette histoire, née en 1802, fille cadette du comte, elle entre dans le monde avec la Restauration. Elégante, orgueilleuse, imbue de son rang, c’est une jeune fille pleine de charme et d’insolence. Par vanité, elle a décidé de n’épouser qu’un Pair de France. Elle refuse ainsi de s’unir au charmant Maximilien de Longueville, dont elle est amoureuse, quand elle découvre qu’il est commerçant et vend du calicot. Elle préfère encore se résigner à épouser son oncle septuagénaire, le vice-amiral, comte de Kergarouët. Elle apprend deux ans après son mariage que Maximilien est devenu vicomte et Pair de France.
Souvenirs vécus
Le guide de Richard, Le Véritable conducteur parisien, 1828, met l’accent sur la vogue des bals champêtres aux environs de Paris : « Paris offre de nombreux bals champêtres dans son enceinte et hors de ses murs. Les derniers sont les plus suivis, et la bonne société se réunit de préférence à ceux qui existent à trois ou quatre lieues. On s’y rend en équipage, et l’on aime mieux y danser sur la pelouse avec de jolies paysannes que de se trouver souvent dans un bal de Paris confondu avec des personnes d’une vertu pour le moins équivoque ». Sceaux n’était qu’à 2 lieues et demie de Paris ; on y accédait par la barrière d’Enfer où l’on prenait la route de Paris à Orléans. C’est par là que la duchesse de Langeais quitte Paris. Le bal de Sceaux avait lieu tous les dimanches et jours fériés, du 1er mai au 1er novembre. Il se tenait sur un jardin appelé Jardin de la ménagerie sur lequel autrefois la duchesse du Maine, une châtelaine de Sceaux, avait fait construire un pavillon à l’imitation de la ménagerie de Versailles. Il ne reçut jamais d’animaux vivants, mais abrita seulement les tombes de deux serins et de deux colombes ainsi qu’une urne contenant les restes d’un chat, animaux domestiques de la duchesse. Vacant, ce pavillon servait à des réceptions. Sous la Révolution, comme sous l’Empire et la Restauration, le bal de Sceaux attire la foule par son caractère populaire et patriotique et on y voit se mêler toutes les classes sociales. Honoré de Balzac et sa sœur Laure y sont probablement allés. Laure écrit dans une lettre à son frère de novembre 1819 « L’hiver venu, les bals, les concerts, les spectacles, les dîners viennent remplacer le Jardin Turc, les montagnes, les bals champêtres de Sceaux ». Honoré a eu par ailleurs l’occasion de passer par Sceaux en allant rendre visite à son ami Hyacinthe, dit Henri de Latouche, qui possédait une petite maison à Aulnay. Le 17 septembre 1829, cet ami le supplie de venir « visiter, le pauvre malade de la Vallée-aux-Loups, le pauvre loup de la vallée malade ».
L’histoire du bal de Sceaux a fait l’objet en 1981 d’une exposition organisée par les Amis de Sceaux, qui ont publié à cette occasion un beau catalogue. Je le cite : D’abord recouvert d’une tente « à la manière des pavillons chinois » et éclairé par des « lanternes à la quinque », le bal s’ouvrit le 20 mai 1799 (prairial an VII), mais en l’an X de la République, la Société du Jardin et des Eaux dut reconnaître que la tente était ruinée, et l’on décida à l’unanimité de construire une immense rotonde de bois : un toit léger recouvert d’ardoises, porté par 24 piliers, avec un pilier central autour duquel l’orchestre devait prendre place. Ce qui fut fait. Le public accourut toujours plus nombreux car la rotonde pouvait accueillir 2000 danseurs ». Balzac décrit dans sa nouvelle cette « immense rotonde ouverte de toutes parts dont le dôme aussi léger que vaste est soutenu par d’élégants piliers », comme sur l’aquarelle attribuée à Pierre Lecomte ou sur la gravure de Pruche et Champin publiée dans L’Illustration, le 5 juillet 1843. Je cite Balzac :
Au milieu d’un jardin d’où se découvrent de délicieux aspects, se trouve une immense rotonde ouverte de toutes parts dont le dôme aussi léger que vaste est soutenu par d’élégants piliers. Ce dais champêtre protège une salle de danse. Il est rare que les propriétaires les plus collets-montés du voisinage n’émigrent pas une fois ou deux pendant la saison, vers ce palais de la Terpsichore villageoise, soit en cavalcades brillantes, soit dans ces élégantes et légères voitures qui saupoudrent de poussière les piétons philosophes. L’espoir de rencontrer là quelques femmes du beau monde et d’être vus par elles, l’espoir moins souvent trompé d’y voir de jeunes paysannes aussi rusées que des juges, fait accourir le dimanche, au bal de Sceaux, de nombreux essaims de clercs d’avoués, de disciples d’Esculape et de jeunes gens dont le teint blanc et la fraîcheur sont entretenus par l’air humide des arrière-boutiques parisiennes. Aussi bon nombre de mariages bourgeois se sont-ils ébauchés aux sons de l’orchestre qui occupe le centre de cette salle circulaire. Si le toit pouvait parler, que d’amours ne raconterait- il pas ! Cette intéressante mêlée rend le bal de Sceaux plus piquant que ne le sont deux ou trois autres bals des environs de Paris, sur lesquels sa rotonde, la beauté du site et les agréments de son jardin lui donnent d’incontestables avantages. Émilie, la première, manifesta le désir d’aller faire peuple à ce joyeux bal de l’arrondissement, en se promettant un énorme plaisir à se trouver au milieu de cette assemblée….Mademoiselle de Fontaine fut toute surprise de trouver, sous la rotonde, quelques quadrilles composés de personnes qui paraissaient appartenir à la bonne compagnie. Elle vit bien, çà et là, quelques jeunes gens qui semblaient avoir employé les économies d’un mois pour briller pendant une journée, et reconnut plusieurs couples dont la joie trop franche n’accusait rien de conjugal ; mais elle n’eut qu’à glaner au lieu de récolter. Elle s’étonna de voir le plaisir habillé de percale ressembler si fort au plaisir vêtu de satin, et la bourgeoisie danser avec autant de grâce et quelquefois mieux que ne dansait la noblesse. La plupart des toilettes étaient simples et bien portées. Ceux qui, dans cette assemblée, représentaient les suzerains du territoire, c’est-à-dire les paysans, se tenaient dans leur coin avec une incroyable politesse.
Balzac, en historien et en sociologue, s’intéresse beaucoup à cette manifestation qui mêle classes sociales et conditions.
La nouvelle évoque la grave question du mariage, qui est au centre des romans de jeunesse et des premiers textes de la future Comédie humaine, comme elle est au centre des préoccupations d’Honoré et de sa famille pendant les années 1820-1823. Certes, tout le XIXème siècle est obsédé par les problèmes que pose cette institution. Mais chez les Balzac en particulier, le mariage des deux sœurs d’Honoré est la grande affaire qui mobilise toute l’énergie des parents. Celui de Laure en mai 1820 avec un ingénieur des ponts et chaussées, le polytechnicien Eugène Midy de la Greneraye Surville, dit Eugène Surville les satisfait et semble bien avoir rendu Laure heureuse, malgré les déboires administratifs que connaîtra son mari. Celui de Laurence avec un nobliau, Armand-Désiré Michaut de Saint-Pierre de Montzaigle, en 1821, comble littéralement leur vanité. Son nom porte en effet la particule et donne au père d’Honoré l’occasion de se l’attribuer sur une série de faire-part du mariage, pour attester de son ascension sociale. Balzac s’attribuera lui-même cette particule qui consacrera à ses yeux la juste place de l’artiste dans une société inégalitaire. Pour ne pas laisser échapper ce beau parti, le contrat et la célébration sont expédiés en un mois. Mais deux mois après, on s’aperçoit que l’aigle est couvert de dettes, et la jeune femme est harcelée par les créanciers, au désespoir général. Sa vie de jeune épouse et mère va être tragique. Elle meurt en 1825, à l’âge de 23 ans.
On comprend donc que Balzac ne cesse de montrer que les discordances des ménages sont génératrices de drames. Cette institution est pour lui la cellule de base de la société, c’est-à-dire une nécessité sociale plus qu’un sacrement. Si elle donne lieu à de tels écarts, c’est qu’elle est foncièrement viciée par la discordance entre les conditions réelles des unions et l’aspiration au bonheur, qui y est rarement impliquée, c’est-à-dire entre « le rapport juridique des individus et …leur rapport naturel ». Ce n’est donc pas du tout un hasard si le premier thème qui s’impose à lui est celui de la vie privée. Son intention est de montrer les problèmes que posent les débuts d’une vie conjugale, en brossant pour le lecteur « le tableau vrai de mœurs que les familles ensevelissent aujourd’hui dans l’ombre, et que l’observateur a quelquefois de la peine à deviner »1. Son premier succès de scandale est dû à un pamphlet intitulé Physiologie du mariage, dans lequel il analyse en sociologue toutes les causes de l’adultère, omniprésent dans la société bourgeoise. Il en a sous les yeux un exemple chez ses propres parents. La dédicace du Bal de Sceaux à son frère adultérin Henri est donc à cet égard un indice capital.
Balzac écrit dans la Préface de 1830 de la 1ère éd des Scènes de la vie privée:
L’auteur s’est flatté que les bons esprits ne lui [1173] reprocheraient point d’avoir parfois présenté le tableau vrai de mœurs que les familles ensevelissent aujourd’hui dans l’ombre et que l’observateur a quelquefois de la peine à deviner. Il a songé qu’il y a bien moins d’imprudence à marquer d’une branche de saule les passages dangereux de la vie, comme font les mariniers pour les sables de la Loire, qu’à les laisser ignorer à des yeux inexpérimentés…. L’auteur n’a jamais compris quels bénéfices d’éducation une mère pouvait retirer à retarder d’un an ou deux, tout au plus, l’instruction qui attend nécessairement sa fille, et à la laisser s’éclairer lentement à la lueur des orages auxquels elle la livre presque toujours sans défense! Cet ouvrage a donc été composé en haine des sots livres que des esprits mesquins ont présentés aux femmes jusqu’à ce jour.
En somme Balzac préfigure Flaubert en s’adressant à toutes les futures madame Bovary, nourries de romans à l’eau de rose et complètement démunies devant les réalités de la vie.
Portée politique
Le Bal de Sceaux engage toute une réflexion d’ordre social et politique. En 1829-1830, la monarchie ultra de Charles X refuse de prendre en compte les acquis de la Révolution et semble mener la France à sa perte. Aux yeux de Balzac, Louis xviii, lui, avait su rétablir une monarchie moderne, résolument tournée vers l’avenir. Dans la nouvelle, la noblesse est représentée par le comte de Fontaine, son épouse née Kergarouët, un oncle de cette dernière, le vice-amiral Kergarouët, c’est-à-dire la classe d’âge des parents, comme pour dire que la noblesse appartient au passé. La bourgeoisie s’incarne, elle, dans la jeunesse : les deux époux des sœurs aînées de l’héroïne, les trois épouses des frères, Maximilien Longueville et sa sœur Clara. C’est la bourgeoisie proche du pouvoir et qui se trouve très vite nantie des titres qu’elle envie. Elle est par ailleurs dotée de la culture, de l’élégance et des bonnes manières qui passaient pour être l’apanage de la naissance. Les jeunes hommes travaillent dans la banque ou dans le commerce, édifient des fortunes, vivent avec leur temps, selon les valeurs que la Révolution a mises à l’ordre du jour.
Dans la nouvelle, le bal est le lieu de rencontre symbolique entre le passé d’une noblesse figée et l’avenir du peuple en pleine ascension, « l’intéressante mêlée de l’aristocratie et du peuple, de la classe finissante et de la classe ascendante ». Toute la philosophie politique de Balzac s’y trouve résumée, avec son exigence de pragmatisme incarnée par le comte de Fontaine, véritable idée devenue personnage. Balzac se serait inspiré d’un personnage réel, le comte Ferrand, passé de façon spectaculaire d’un légitimisme intransigeant à un ralliement actif en 1814, qui le fait même participer à la rédaction de la Charte. Se pliant aux circonstances, il tient compte de la situation de fait et accepte les acquis de la Révolution. De même le comte de Fontaine a fini par approuver la politique de compromis du roi désireux de réaliser « au nom de l’intérêt national, la fusion des opinions ». Il a donc abandonné les idées ultra pour celles qu’exige la marche du xixe siècle et la rénovation de la monarchie. Il est allé jusqu’à acheter les services des représentants de la Chambre pour parvenir à l’équilibre, seul garant de la stabilité gouvernementale. Balzac applaudit des deux mains à ce réalisme politique. N’ayant jamais été ni pur libéral, ni pur légitimiste, il affiche son conservatisme social dès 1824 en défendant dans une brochure le droit d’aînesse comme « le soutien de la monarchie, la gloire du trône et le gage assuré du bonheur des individus et des familles ». Il a de bonnes raisons pour cela, lui qui a un frère cadet adultérin. A ses yeux, la raison d’Etat est la seule règle du pouvoir et justifie toutes les politiques. Ses meilleurs défenseurs dans l’Histoire de France sont à ses yeux Louis XI, Catherine de Médicis, Machiavel, Robespierre ou Metternich. On voit à quel point Balzac s’encombre peu de scrupules et se montre partisan d’un pouvoir fort, centralisateur, efficace, dans l’intérêt de l’Etat. Le grand homme politique est à ses yeux celui qui dure, qui maintient son propre pouvoir et assure en même temps le bonheur public, le bonheur général dépendant de l’ordre et l’ordre dépendant de la stabilité du pouvoir. Le grand dirigeant doit donc connaître les forces en présence, les harmoniser, les équilibrer, les diriger, les utiliser. La politique est une technique de l’équilibre des forces. Balzac réunit donc dans une même estime Napoléon et Louis xviii qui ont su, dans une vue lucide de l’intérêt national, pratiquer « les jeux de la bascule politique ». Louis xviii a su dispenser ses faveurs au tiers-état et aux personnalités impériales. Napoléon a voulu satisfaire les grands seigneurs et l’Eglise. « A chaque révolution, le génie gouvernemental consiste à opérer une fusion des hommes et des choses ; voilà ce qui fait de Napoléon et Louis xviii des hommes de talent », écrit Balzac à son amie Zulma Carraud en novembre 1830. Louis xviii, comprenant son rôle d’arbitre entre les factions, a su transiger avec les hommes et les idées. L’institution de la pairie sur le modèle anglais de la chambre des pairs en est le meilleur exemple. Balzac la défend chaudement en 1832 dans son article « Du gouvernement moderne » comme « la seule institution possible aujourd’hui pour consacrer et reconnaître, sans injustice ni tyrannie, les supériorités nécessaires au maintien des sociétés ». Il montre déjà dans Le Bal de Sceaux qu’un comte de Fontaine et un Maximilien Longueville peuvent devenir tous deux pairs de France, réalisant ainsi ce renouvellement de l’aristocratie indispensable à un pays qui veut utiliser toutes les énergies, à quelque classe sociale qu’elles appartiennent. Cette nouvelle expose dès 1829 une philosophie politique que Balzac ne désavouera jamais, même quand il se ralliera en 1832 au parti légitimiste, celle de la transaction. Il estimera alors que les hommes politiques doivent être assez souples pour réviser leurs théories initiales lorsqu’elles s’avèrent en contradiction avec la réalité historique. La politique est pour lui « l’art de coordonner les intérêts et les passions sociales » avec intelligence pour s’adapter aux réalités incontournables d’une époque et proposer et même imposer des solutions viables.
Une histoire d’amour
Mais comme dans La Duchesse de Langeais, c’est sous la forme d’un drame de la vie privée, celui d’une jeune aristocrate qui se condamne au malheur pour ne pas renoncer à des principes périmés, que cette théorie politique trouve son expression la plus frappante. De même qu’Antoinette de Langeais est l’incarnation de la société du faubourg Saint-Germain dont elle a le mépris et la dureté de caste, Emilie de Fontaine incarne une noblesse bornée, orgueilleuse et sans ouverture. Elle exige que son prétendant soit pair de France ; la pairie a été instaurée par la Charte de 1814 et existe jusqu’en 1848 La dignité de pair est héréditaire jusqu’en 1831. Louis xviii a créé un gouvernement représentatif constitué de deux chambres, celle des députés, élus par le « peuple » qui se limite à ceux qui peuvent prouver un certain degré de fortune car le suffrage est dit « censitaire », et celle des pairs nommés par le Roi. Pour être nommé, il faut appartenir à la noblesse, ou être anobli par le Roi. Emilie semble ignorer que la pairie peut être acquise par la fortune ; tout aspirant à la dignité de pair devait constituer un majorat, c’est-à-dire un ensemble de propriétés immobilières, inaliénables (on ne peut ni les vendre, ni les hypothéquer), à transmettre à son fils aîné. C’est ce qu’a fait le père du personnage masculin (Maximilien Longueville), avec son accord et celui de sa sœur, dans l’espoir d’obtenir la pairie : « Lui et ma sœur Clara ont renoncé à la fortune de mon père, afin qu’il pût réunir sur ma tête un majorat. Mon père rêve de la pairie comme tous ceux qui votent pour le ministère », explique le frère aîné de Maximilien.
L’histoire sentimentale d’Emilie est l’illustration et la conséquence de cette intransigeance. Félix Davin dans l’Introduction aux Etudes de moeurs au XIXe siècle de 1835 écrit :
Dans Le Bal de Sceaux, nous voyons poindre le premier mécompte, la première erreur, le premier deuil secret de cet âge qui succède à l’adolescence. Paris, la cour et les complaisances de toute une famille ont gâté Mlle de Fontaine; cette jeune fille commence à raisonner la vie, elle comprime les battements instinctifs de son cœur, lorsqu’elle ne croit plus trouver dans l’homme qu’elle aimait les avantages du mariage aristocratique qu’elle a rêvé. Cette lutte du cœur et de l’orgueil, qui se reproduit si fréquemment de nos jours, a fourni à M. de Balzac une de ses peintures les plus vraies.
Tout repose en effet sur le regard. On peut aussi lire la nouvelle comme un roman policier qui accumule les indices sur l’identité mystérieuse du protagoniste et apprend à les déchiffrer. Quoique bien exercée à examiner sans indulgence ses prétendants, Emilie de Fontaine tombe amoureuse au premier coup d’œil de Maximilien Longueville qu’elle a rencontré au Bal de Sceaux. Ce coup de foudre s’explique par le fait qu’Emilie, pourtant si difficile, a reconnu d’un seul regard « dans un jeune homme le type des perfections extérieures qu’elle rêvait depuis si longtemps ». A-t-elle eu tort ? Non car « en voyant l’inconnu, l’observateur le plus perspicace n’aurait pu s’empêcher de le prendre pour un homme de talent attiré par quelque intérêt puissant à cette fête de village ». Et pourtant, bien qu’il ne porte « aucun de ces ignobles brimborions dont se chargent les anciens petits-maîtres de la Garde nationale ou les Lovelace de comptoir », il s’adonne bien au commerce, ce qui est rédhibitoire pour la jeune ambitieuse qui ne rêve que de pairie. Un autre coup d’œil en donne à Emilie la certitude, lorsqu’elle va rue du Sentier et le trouve à son comptoir. Enfin un échange de regards va les séparer à jamais : « Emilie… ne put s’empêcher d’embrasser par son dernier regard la profondeur de cette odieuse boutique où elle vit Maximilien debout et les bras croisés, dans l’attitude d’un homme supérieur au malheur qui l’atteignait si subitement. Leurs yeux se rencontrèrent et se lancèrent deux regards implacables. Chacun d’eux espéra qu’il blessait cruellement le cœur qu’il aimait ». Regards meurtriers. Adieu l’amour. Tout est consommé. L’une des leçons de la nouvelle semble bien être que le vrai regard, le regard fiable, est celui du cœur. Comme le poète mythique Orphée, ou comme l’époux de Mélusine, Emilie a voulu regarder ce qu’elle n’aurait pas dû voir. Si elle avait fermé les yeux et suivi l’élan de son cœur, elle aurait été heureuse.
Fontaine, je ne boirai plus de ton eau
L’une des sources de la nouvelle est la fable de La Fontaine, La Fille, version humaine de l’anecdote qui est le sujet du Héron. Sa morale est qu’il ne faut pas être trop difficile.
Certaine fille, un peu trop fière,
Prétendait trouver un mari
Jeune, bien fait et beau, d’agréable manière,
Point froid et point jaloux : notez ces deux points-ci.
Cette fille voulait aussi
Qu’il eût du bien, de la naissance,
De l’esprit, enfin tout. Mais qui peut tout avoir ?
Le destin se montra soigneux de la pourvoir :
Balzac a fait d’Emilie la véritable incarnation d’un type de La Fontaine en la dotant même d’un « long col » comme le héron de la fable. Même finesse physique, même caractère hautain, difficile, coquet, dédaigneux. Est-ce cette source littéraire qui explique le nom du comte de Fontaine et de sa fille Emilie ? C’est bien possible. On sait que La Fontaine s’est inspiré du poète latin Martial pour mettre en scène une précieuse épousant à la fin de sa vie un malotru. Il a peut-être visé ainsi la fille du frère cadet de Louis XIII et cousine de Louis XIV, Anne Marie Louise d’Orléans de Montpensier que l’histoire désigne sous le titre de la Grande Mademoiselle qui a retardé jusqu’à l’âge de 43 ans son mariage, avec un gentilhomme bellâtre et volage de six ans son cadet, Lauzun, que le fabuliste désigne comme un malotru. Au xviiie siècle, c’est une autre d’Orléans, Louise Marie Adélaïde de Bourbon, dite « Mademoiselle d’Ivry », puis « Mademoiselle de Penthièvre », duchesse de Chartres (1769-1785), qui reçoit le domaine de Sceaux en cadeau de son père, le duc de Penthièvre.
Le Bal de Sceaux n’est pourtant pas une fable, mais une comédie qui finit mal. L’autre source de Balzac est Molière. Il faut voir dans cette fable une satire efficace et vivante de la préciosité, à laquelle renvoie dans le texte une référence au personnage de Mascarille dans Les Précieuses ridicules de Molière et l’assimilation d’Emilie à la Célimène du Misanthrope. Balzac utilise les ressorts comiques traditionnels chez Molière que sont le ridicule préjugé nobiliaire d’Emilie, ses mots de jeune écervelée, son brusque revirement, son choix inconsidéré. Mais il ne sous-estime pas le malheur que représente ce mariage, qui évoque, comme celui d’Augustine Guillaume dans La Maison du Chat-qui-pelote, les déboires de sa sœur Laurence, dont la vie conjugale a été un martyre, auquel elle n’a pas survécu. La métaphore du jeu de piquet résume le malheur d’Emilie. Dans la dernière scène du roman, elle joue aux cartes avec des vieux messieurs dans un salon quand elle voit entrer Maximilien et apprend qu’il est pair de France. Son adversaire lui annonce qu’elle a « écarté le roi de cœur », chute superbe pour cette nouvelle exemplaire. Balzac utilise très souvent les métaphores empruntées aux jeux de société, jeu d’échecs, jeu de l’oie, jeux de cartes pour mieux faire comprendre le schéma directeur de ses intrigues. Et la métaphore théâtrale qui fait d’Emilie une véritable comédienne de salon, toujours en représentation mais incapable de trouver un « dénouement à la comédie qu’elle joue », fait de cette nouvelle un emblème de La Comédie humaine.
Le nom de famille d’Emilie semble bien faire appel à une symbolique aquatique. « Sa figure blanche et son front d’albâtre étaient semblables à la surface limpide d’un lac qui tour à tour se ride sous l’effort d’une brise ou reprend sa sérénité joyeuse quand l’air se calme ». Emilie est à la fois le héron et la rivière :
Un jour, sur ses longs pieds, allait je ne sais où,
Le Héron au long bec emmanché d’un long cou.
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ;
Les fontaines sont surtout présentes dans les cloîtres, censés être des répliques du jardin d’Éden ou dans les jardins de palais, notamment dans les jardins d’amour propices à l’amour courtois. Emilie perd son paradis, qui était celui de l’amour parfait. Elle s’exclut elle-même du jardin d’amour figuré par le Bal de Sceaux. De plus, l’antique Fontaine de jouvence dont l’histoire est racontée par l’alchimiste Bernard le Trevisan était une fontaine de vie, symbole d’immortalité ou de perpétuel rajeunissement. Et en termes de philosophie alchimique, la fontaine est la matière d’où on extrait le mercure sous forme d’une eau laiteuse appelée lait virginal. Pour Dom Pernety, dans le Dictionnaire mytho-hermétique, la Fontaine de jouvence de la mythologie désigne en réalité l’élixir parfait des philosophes hermétiques, baume vital, remède universel, qui conserve en santé et fait même rajeunir ceux qui en font usage. On n’est pas loin de l’élixir de longue vie qui a donné son titre à une nouvelle de Balzac. Emilie de Fontaine ne remplit pas le programme tracé par son nom. Plaçant ses désirs trop haut, elle a eu le tort de ne pas comprendre que Maximilien correspondait parfaitement à ce que son cœur désirait. Au lieu de saisir l’amour qui s’offrait à elle avec sa régénération, elle préfère épouser un vieillard et dire adieu à sa jeunesse. Aussi dure, ambitieuse et égoïste que Don Juan dans la nouvelle L’Elixir de longue vie, Emilie sacrifie délibérément sa jeunesse et ses chances de bonheur par orgueil. Malgré ses dimensions réduites, Le Bal de Sceaux montre que Balzac a créé toute son œuvre sur ce qui se joue à la frontière du particulier et du général, de l’intime et du public. Il a su transformer la sphère de l’intime et de la vie privée en microcosme de la grande scène politique du monde. Mais aussi en une performance esthétique et métaphysique qui confronte la vie et la mort, Eros et Thanatos.
Préface des Scènes de la vie privée, Pléiade, t. I, p. 1173. La maison du Chat-qui-pelote, Le bal de Sceaux, La Vendetta, La Bourse, édition d’Anne-Marie Baron (Paris : Flammarion, 1985), 289.↩
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