Haine de la littérature ou haine de soi ?
Alexandre Gefen
A l’automne 2015, le ministre japonais de l’éducation nationale demandait aux universités nippones la fermeture de leurs départements de lettres, au profit d’enseignements « plus directement utiles à la société ». C’est précisément cette détestation, ici sous prétexte d’utilitarisme à courte vue, que l’essai de William Marx, La haine de la littérature essaye de comprendre, en réunissant tous ceux qui selon lui, de Xénophane de Colodon six siècles avant notre ère, jusqu’à un certain Nicolas Sarkozy, auraient combattu l’empire des Belles-lettres et s’en seraient pris à cette passion si typiquement française, l’exercice de la littérature. Dans un précédent essai, L’Adieu à la littérature: histoire d’une dévalorisation, William Marx avait montré qu’un des traits les plus caractéristiques de la littérature moderne était précisément de s’inquiéter d’elle-même et de mettre en scène sa propre disparition. Aujourd’hui, nous y sommes, affirme-t-il en analysant cette fois-ci les menaces « extérieures » pesant sur ce que Valery Larbaud nommait joliment « ce vice impuni, la lecture » : nous vivrions dans un « monde où la littérature a perdu presque tout pouvoir et toute autorité́, coquille vide bonne à meubler les heures perdues d’une classe de plus en plus restreinte et accaparée par bien d’autres distractions » affirme l’essayiste pour qui la littérature est, une fois de plus, menacée.
Des Lois de Platon (« qui valent bien le petit livre rouge de Mao ») où le « grand inquisiteur » justifie l’expulsion des serviteurs des Muses de la Cité idéale jusqu’aux discours de Bourdieu et Passeron contre la littérature, « discours illégitime par excellence », considérée comme une manière de conforter les inégalités sociales, en passant par Renan, faisant des Belles-lettres une béquille pour l’enfance de l’humanité, les discours antilittéraires et les autodafés qui les accompagnent nous offrent la face cachée de l’histoire littéraire heureuse enseignée (pourtant) dans les écoles. Contre les lettres, les arguments invoqués par le pouvoir sont innombrables et variés : on peut s’en prendre à l’influence de la littérature sur les esprits, en critiquer l’immoralité, en contester la vérité par rapport aux sciences, s’attaquer à la figure de l’écrivain dont le culte agace de tout temps, voire désavouer au nom du scientisme l’ensemble du champ des Humanités. Ce catalogue des vices et défauts attribués à ceux qui « créent de nouveaux univers, de nouvelles cités, renomment le réel, le transforment, l’abolissent », comme l’écrit magnifiquement William Marx, est aussi une histoire de l’idée de littérature : Roland Barthes suggérait qu’il n’y avait pas « une essence intemporelle de la littérature, mais sous le nom de littérature (d’ailleurs lui-même récent), un devenir de forme de fonctions, d’institutions, de raisons, de projets fort différents » et ce seraient donc paradoxalement les discours anti-littéraires qui font l’identité des lettres. Non sans quelque romantisme, l’essayiste fait ici des poètes et des romanciers d’éternels résistants, les défenseurs marginaux d’un art sans foi ni loi, d’une pratique qui ne saurait recevoir de définition stable et positive ni de vraie place sociale.
Quand le régime est aristocratique, on lui reproche de ne l’être pas assez et de n’appartenir pas au clan des puissants ; quand il est démocratique, on l’accuse d’être élitiste et de concourir aux failles du système. Bref, elle semble toujours dans l’inadéquation par rapport à une demande politique : trop peu aristocratique, trop peu démocratique. L’écrivain est partout méprisé́, sous tous les régimes, ou bien considéré comme dangereux, ou bien dénoncé comme serviteur aveugle d’un système condamnable.
Voilà pour ceux qui penseraient que la littérature peut trouver sa place dans nos débats d’idées : le lettré ne sera en fait jamais écouté, il restera un parasite. Certes, ces discours antilittéraires ne sont pas sans utilité : dans une étrange dynamique, ce qui est refusé à la littérature (le bien, la vérité, l’autorité, etc.) la conduit à investir la forme et le style (« la théorie du classicisme est-elle tout droit sortie de la distinction de la littérature et de la vérité́ : il arrive parfois à l’anti-littérature de donner naissance à une autre littérature » explique par exemple William Marx) et à se réinventer perpétuellement pour échapper à ses procès.
C’est donc en fait une guerre secrète que William Marx nous raconte, avec un humour et une érudition digne d’un Umberto Eco, en exhumant des figures aussi attachantes qu’oubliées (le prude Tanneguy Le Fèvre ou le féroce Sir Charles Percy Snow), et autant des discours surannés (D’Alembert demandant aux bons poète de « faire des tragédies en prose, et des vers sans rimes ») que des questions éminemment actuelles. Lorsque Isidore de Séville s’en prend aux « livres des païens », condamnant ceux qui « trouvent plus de plaisir à méditer les propos des païens, en raison des boursouflures et des ornements de leur discours » comment ne pas penser aux résurgences contemporaines de l’obscurantisme religieux ? Quand le philosophe Gregory Currie mène bataille contre l’utilité psychologique de la littérature, comment ne pas penser à la transformation progressive d’une partie non négligeable du roman contemporain en méthodes de développement personnel ? Lorsque Nicolas Sarkozy s’en prend en 2006 à la présence de La Princesse de Clèves dans les concours d’accès à la fonction publique, comment ne pas confronter cette sortie aux interrogations suscitées par la marginalisation des études classiques dans la toute récente réforme du collège ?
Publiée dans la même collection « Paradoxe » que les essais astucieux de Pierre Bayard, La Haine de la littérature ne redoute ni de tenter des rapprochements rapides ni de proposer des perspectives cavalières. Car l’essai ne se contente pas de d’entreprendre une archéologie amusante, un bêtisier des discours absurdes contre les écrivains, mais en tire un bilan pessimiste, mêlant à l’insécurité d’un relativisme de gauche, le sentiment, lui clairement conservateur, d’une mort possible de la littérature française, dans une optique que ne renieraient pas ceux qui, de tous bords, et notamment dans ces clubs littéraires chics que sont l’Académie française ou le Collège de France, dénoncent le déclin contemporain de la culture et de ses valeurs - il serait sans doute vain de leur rappeler la « littérature » c’est plus de cent dix millions de livres vendus annuellement en France, plus de 2000 prix littéraires, des centaines de festivals et 393 nouveaux romans ce mois-ci… Certes « l’anti-littérature affirme l’existence de ce à quoi elle s’oppose », mais reste à savoir pourquoi, là où Deidre Shauna Lynch, professeure à Harvard et auteure, il y a quelques mois d’un essai, encore hélas inédit en français, intitulé Loving Literature: A Cultural History. [L’amour de la littérature: une histoire culturelle] ne voyait que de l’amour, William Marx, professeur de littérature comparée à Paris X, ne voit que de la haine. Haine de la littérature ou haine de soi ? Selon le grand philologue allemand Curtius « la littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d’elle-même et de sa civilisation » nous rappelle William Marx, mais pour déplorer, que soixante-dix ans après ce constat, soit devenu obsolète. Mais est-ce vraiment le cas ? Si l’on refuse de céder au syndrome de la citadelle assiégée et de la décadence culturelle, le débat reste ouvert.
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