Approcher la littérature par réflexion
William Marx
Que La Haine de la littérature ait suscité plus d’amour que de haine auprès des critiques et des universitaires spécialistes de littérature, et que de cet amour – ou du moins de cet intérêt bienveillant – les Romanische Studien puissent proposer un témoignage à plusieurs voix, avec une diversité de points de vue si enrichissante, cela ne va pas sans réjouir l’auteur, qui souhaite manifester toute sa reconnaissance, non moins qu’une sorte de gêne et d’émotion confuse, aux Romanische Studien, à leur rédacteur en chef, Kai Nonnenmacher, ainsi qu’aux cinq auteurs qui ont bien voulu se plier à cet exercice de lecture à chaud : Jan Baetens, Alexandre Gefen, Olivier Guerrier, Guillaume Navaud et Alexandre Prstojevic. Je leur dédie le présent texte, eux à qui je dois de pouvoir mirer dans leurs commentaires le quintuple reflet de mon livre.
Il y a dix ans, la réception de mon travail prenait une direction quelque peu différente. Lorsque je publiai L’Adieu à la littérature, plusieurs – plus nombreux que je ne l’eusse pensé – m’accusèrent de pratiquer moi-même ce que je n’ambitionnais que de décrire : un mouvement de rejet de la littérature, dont on pouvait constater les effets chez maint écrivain depuis la fin du xixe siècle. Je me suis ailleurs expliqué de ce malentendu1 et ne souhaite pas y revenir ici – à une remarque près : le plus étrange, dans cette réaction négative, c’est qu’elle émanait de critiques universitaires, et non pas des écrivains eux-mêmes, encore moins des romanciers, dont beaucoup au contraire me dirent combien ce livre avait pour eux compté ; on voit mal pourtant, si j’eusse attaqué leur gagne-pain et, plus encore que leur gagne-pain, leur raison de vivre, qu’ils m’en eussent exprimé une gratitude quelconque. Mais passons.
Dix ans plus tard, le paysage semble avoir changé. On distingue plus facilement le thématique et le rhématique, le constatatif et le performatif, un discours sur la haine et un discours de haine, et nul ne m’accuse plus de tenir sur la littérature des propos injurieux. C’est déjà quelque chose. Pourtant l’article défini qui ouvre le titre du livre de 2015, cet article qui catégorise, objective et met à distance, on le voyait déjà figurer dans celui de 2005 : ce n’est pas plus aujourd’hui haine de l’auteur à l’égard de la littérature que ce n’était auparavant son adieu à celle-ci. Que s’est-il donc passé ?
Sans doute, instruit par l’expérience, ai-je pris davantage de précautions rhétoriques. Il est facile de reconnaître mon ardeur à prendre la défense de la littérature et à tourner ses détracteurs en ridicule quand ils le méritent (ce qui n’est assurément pas le cas de tous). Qu’on aille jusqu’à présenter le livre comme une apologie de la littérature, voire comme une déclaration d’amour paradoxale, cela ne me semble ni faux ni exagéré : tel était aussi mon objectif, au-delà de cette description scientifique des discours que j’ai voulu pratiquer.
Je revendique un certain engagement personnel de l’auteur dans son propos. Je le préfère présent et visible plutôt que faussement absent ; partial par conviction plutôt qu’impartial par convention : on ne saurait ignorer d’où je parle. Après tout, il est beaucoup question de valeurs dans ces discours, et ce combat de valeurs ne sera jamais mieux mis en scène et expliqué qu’en confrontant le lecteur au jeu des arguments et des contre-arguments.
Me laissé-je ainsi happer par une contradiction entre objectivité et subjectivité ? Voici, plus exactement, mon dilemme : soit j’observe ces discours depuis ma position surplombante du xxie siècle, et alors je n’en comprends plus le sel et suis conduit immanquablement à les trouver absurdes ; soit je me situe à leur niveau, dans leur temps, dans leur contexte, et alors je me retrouve dans une position d’égalité, qui m’autorise à leur répondre comme à n’importe lequel de mes contemporains. Oui, je puis être l’adversaire de Rousseau et de Tanneguy Le Fèvre fils, comme Friedrich Wilhelm Schütz le fut de ce dernier – ce qui me rend ce Schütz éminemment sympathique : on n’a pas toujours l’occasion de rencontrer un auxiliaire si dévoué.
Prendre au sérieux ces discours fait partie de mon projet, mais les prendre au sérieux m’oblige, dans un second temps, à leur trouver une riposte. Je ne puis rendre présente une réalité passée et, du même mouvement, m’en absenter comme si je n’avais pas moi-même convoqué parmi nous ces ombres parfois inquiétantes : je m’en considère responsable pour leur avoir insufflé un peu de vie nouvelle, et ne les renverrai pas là d’où elles viennent avant que de les avoir désarmées, si je le peux. J’aurais trop grande peur d’avoir rappelé à la mémoire des arguments susceptibles, aujourd’hui encore, de faire preuve de leur efficacité : il faut se méfier des virus cachés dans le permafrost.
Certains me reprocheraient d’en avoir trop fait et d’accorder trop d’importance à des discours finalement peu fréquents et sans portée réelle. À ceux-là je répliquerais d’abord qu’à l’historiographie rien ne devrait en principe échapper ; qu’il n’est détail si mineur qu’il n’ait vocation à devenir l’objet d’une enquête historique ; et qu’il était temps tout de même en 2015 de consacrer pour la première fois une monographie à un ensemble de discours finalement assez cohérents entre eux, apparus il y a 2500 ans environ sous la plume d’auteurs souvent prestigieux. Je crois même qu’il y aurait matière à d’autres travaux sur le même sujet.
Plus fondamentalement, ce qui parfois n’est pas reconnu par les historiens et les interprètes, c’est la puissance du négatif comme outil d’exploration du réel. Voulez-vous comprendre ce que dit un texte ? Pensez également à ce qu’il ne dit pas. Voulez-vous mieux lire les tragédies grecques que nous avons conservées ? Réfléchissez à toutes celles qui ont été perdues. Voulez-vous définir ce qu’est la littérature ? Ne vous fiez pas seulement à ses praticiens. Interrogez ses adversaires : ils sauront souvent dire mieux et plus clairement ce que font les écrivains et les poètes.
Des trois manières en effet d’appréhender le réel, deux sont couramment utilisées : la définition en extension, et celle en compréhension. La première, concernant la littérature, consiste à dresser la liste presque infinie de toutes les œuvres que nous considérons comme littéraires, puis à dire : Voilà, la littérature, c’est ceci, ceci et cela. Ne cherchez pas de raison. C’est ainsi. Une certaine historiographie littéraire positiviste ainsi que nombre de sociologues procèdent de cette façon : La littérature, c’est ce que nous nommons tel, pour des raisons qui n’ont rien de littéraire, mais tiennent aux conditions historiques et socio-économiques, à la tradition scolaire, etc.
La deuxième manière d’appréhender le réel, non nécessairement exclusive de la première et venant parfois en complément de celle-ci, consiste à en proposer une théorie ou une intuition : La littérature, c’est ce qui possède telle propriété, que l’on peut formuler ainsi, de telle et telle manière. On reconnaît ici le concept de littérarité, inventé par les formalistes russes. D’autres concepts plus ou moins voisins suivirent au xxe siècle, qui insistèrent tantôt sur la question du lecteur, tantôt sur celle du référent, tantôt sur celle de l’auteur, l’inconvénient d’une telle approche en compréhension étant soit la difficulté et la complexité intrinsèques du concept utilisé, qui le rendent peu maniable, soit sa réfutabilité : une telle définition est à la merci de tout exemple d’œuvre dite littéraire qui ne satisferait pas aux conditions énoncées. On peut alors assister à la collision de deux théories à peu près étanches l’une à l’autre. Les consensus théoriques sont fragiles et variables, selon les temps, les milieux, les cultures.
Il existe cependant une troisième façon d’appréhender le réel qui, sans être nécessairement meilleure que les deux précédentes, peut être appelée à la rescousse : elle consiste à détourer l’objet et à ne conserver plus que le fond, à la manière d’un pochoir. Telle est la technique de la vision en creux ou en négatif, celle-là même que j’utilise depuis un certain temps dans mes travaux. Il s’agit d’examiner l’objet indirectement, par réflexion, en s’intéressant à ce qu’il n’est pas ou à ce qu’on lui refuse d’être, aux critiques dont il est l’objet. Il s’agit de prendre appui sur le négatif pour deviner le positif. Plutôt que de dire ce qu’est la littérature, disons d’abord ce qu’elle n’est pas, quels sont ses marges et ses adversaires : peut-être y verra-t-on plus clair.
Plus précisément, il m’est arrivé d’examiner deux types d’adversaires de la littérature. D’une part, les adversaires internes, à savoir les écrivains qui exprimèrent publiquement leur hostilité ou leur déception à l’égard de la littérature : tel fut l’objet de L’Adieu à la littérature. D’autre part, les adversaires externes, philosophes, savants, théologiens, pédagogues, hommes d’État, qui s’attaquèrent à la littérature pour en réduire la place ou les usages dans la société de leur temps : tel est l’objet, dix ans plus tard, de La Haine de la littérature. Il existe donc une complémentarité certaine entre les deux livres, soulignée par la similitude des titres. Néanmoins, cette complémentarité ne doit pas masquer une certaine fausseté du parallèle.
Cette imperfection du parallélisme relève d’abord de la méthode. L’Adieu à la littérature se présentait comme une étude sur une période délimitée, allant du xviiie au xxe siècle, où je tâchais de mettre en évidence un mouvement relativement cohérent. La Haine de la littérature, au contraire, s’efforce d’embrasser toute l’histoire de l’hostilité à la littérature dans la tradition occidentale, depuis Héraclite et Platon jusqu’aux années les plus récentes. L’approche y est manifestement transhistorique.
Or, c’est là qu’intervient une seconde différence méthodologique : L’Adieu à la littérature voulait raconter une histoire et prenait délibérément la forme, ô combien contestée, d’un grand récit pour essayer de mettre en évidence une dialectique à l’œuvre dans les trois siècles considérés. Sur le sujet qui est le sien, La Haine de la littérature ne prétend plus à une telle logique de l’histoire : elle juxtapose des événements considérés de manière isolée, dont la mosaïque est censée faire apparaître aux yeux du lecteur un tableau d’une relative complexité. Souvent, le mouvement suivi est moins chronologique que rétrograde, selon une logique qui répond à celle de l’observateur : on part de ce qui est le plus proche et que l’on connaît le mieux pour remonter vers des temps plus reculés, lesquels s’éclairent des événements récents et peuvent – ou non – les éclairer en retour.
Aucune généalogie n’est proposée : si de fait la plupart des arguments se trouvent déjà chez Platon, cela ne veut pas dire qu’il en soit systématiquement la source directe ou lointaine chez les acteurs de cette histoire, dont certains ne bénéficient pas d’un bagage culturel suffisant pour qu’on puisse supposer chez eux la moindre référence même à un épigone du philosophe. Il se trouve simplement que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, dans certaines circonstances resurgissent des arguments semblables, dotés parfois cependant de valeurs différentes : il ne faut pas se laisser attraper par les similitudes extérieures.
Ainsi par exemple de l’accusation d’immoralité à l’encontre de la littérature, et de la convergence du discours antilittéraire avec le discours homophobe, convergence que l’on voit se développer à partir du xve siècle, autour de la figure d’Orphée, à la fois premier poète et inventeur, selon Ovide, des amours masculines. Au-delà de l’anecdote mythologique, c’est une accusation de stérilité qui est prononcée : stérilité des amours de même sexe, stérilité du poète dans la grande machine sociale. Pour des raisons évidentes qui tiennent aux pratiques sexuelles en usage dans l’Athènes classique, on ne trouve nulle part chez Platon un tel type d’argument.
De façon plus générale, les arguments platoniciens ne visent jamais le poète ou le rhapsode en tant que personne : le poète n’existe qu’en tant que poète et n’est jugé qu’en tant que tel, dans le cadre de ses fonctions ; la poésie est immorale, mais l’immoralité personnelle de son auteur (pour autant qu’à cette époque un tel mot, auteur, fasse sens) n’entre pas en ligne de compte. En revanche, les arguments ad hominem, qui tirent une conséquence directe de l’infamie supposée du poète et de son comportement privé, d’une part, à celle de sa pratique poétique, d’autre part, ces arguments ne prennent vraiment leur essor qu’avec l’époque moderne, au moment sans doute où se met en place un nouveau régime de l’individu. On en trouve des témoignages nombreux jusqu’au xxie siècle compris. La continuité apparente des arguments antilittéraires, leur ressemblance à travers les siècles n’implique donc pas leur identité absolue : il arrive qu’il y ait des innovations dans l’antilittérature, pour le meilleur et surtout pour le pire, mais ces innovations sont moins dues, peut-être, aux évolutions de l’objet qu’elle attaque qu’aux transformations politiques et sociales de la société dans laquelle elle s’exprime.
Ces variations de nuance dans les discours antilittéraires ne résultent donc pas toujours de variations correspondantes dans les pratiques littéraires. De là sans doute la principale contradiction visible des deux livres. L’Adieu à la littérature tenait pour une conception éminemment variabiliste ou « héraclitéenne » (p. 13) de la littérature, de même que Le Tombeau d’Œdipe : ce que nous appelons aujourd’hui littérature n’a que peu à voir avec ce qui s’écrivait il y a trois siècles, sans même parler des siècles plus anciens. La Haine de la littérature semble au contraire proposer une conception continuiste de cette même littérature : la continuité apparente des arguments antilittéraires finit par désigner une certaine continuité de l’objet auquel ils s’opposent ; au bout du compte, si une définition de la littérature ressort de l’ensemble de ces discours antilittéraires, c’est que la littérature est « le discours illégitime par excellence » (p. 185) – ce qui est, pourrait-on m’objecter, façon de faire entrer par la fenêtre cette même continuité que j’avais fait sortir par la porte dans mes livres précédents.
À moins que non : je tiens en effet que ces deux formulations se contredisent moins qu’elles ne se complètent. Une conception totalement variabiliste de la littérature se heurterait en effet à un obstacle de taille : si la littérature d’aujourd’hui n’avait absolument rien de commun avec les pratiques des siècles passés, et a fortiori avec celles de l’Antiquité classique, comment expliquer que malgré tout l’appellation de littérature, même fautive, puisse rester à notre disposition pour un grand nombre de textes anciens ? Une différence vraiment radicale et absolue ne permettrait pas même de céder à cette illusion rétrospective de la nomination par le terme de littérature. Il faut donc qu’existe quelque chose de minimal, une propriété de ces textes si dissemblables, qui leur soit pourtant commune.
Le recensement des discours antilittéraires m’a enseigné ceci : que l’illégitimité peut être ce plus grand commun dénominateur – et une solution de cette difficulté. Une telle solution relève de deux ordres : elle est, d’une part, sociale et externe, puisque l’illégitimité concerne la valeur et le statut ; elle est, d’autre part, interne et structurale, puisque l’illégitimité est le résultat d’une défaillance, assumée ou non, dans la construction du discours, qui ne réussit pas à imposer sa propre autorité, qui accomplit des choses à la marge, en douce, sans s’en donner totalement les moyens et sans indiquer ses raisons. Il ne s’agit certes pas d’une définition suffisante, comme les définitions en compréhension évoquées plus haut : tout discours illégitime ne nous paraîtra pas nécessairement littéraire. En revanche, cette définition est d’ordre pragmatique : tout texte littéraire, dans certaines conditions, peut se voir accuser d’illégitimité, à la différence de ceux qui s’efforcent de construire patiemment, logiquement, rationnellement, leur autorité et leur efficacité, discours philosophiques ou scientifiques.
Telle serait peut-être, au-delà du plaisir de la connaissance historique et de l’anecdote que peut donner le livre, la leçon que j’aimerais voir tirer de La Haine de la littérature : l’approche par le négatif, en creux ou par réflexion, permet de mieux comprendre un certain type de discours qui longtemps n’eut pas de nom à lui, parce qu’il était mis au rebut de tous les autres. Sous l’anecdote perce la théorie.
Voir William Marx, « Est-il possible de parler de la fin de la littérature ? », dans Dominique Viart et Laurent Demanze, dir., Fins de la littérature, t. II (Paris : Armand Colin, 2012), 25–34.↩
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