Trois passants considérables devant la source coranique
Hugo, Rimbaud, Gide
Ines Horchani
Entre un xviiie siècle à l’idéal universaliste et un xxe siècle aux tentations totalitaires, le xixe siècle nous offre un intermède où s’exprime le désir de l’inconnu. En ce siècle de toutes les identifications se produit des croisements entre la littérature française et le texte coranique. Auparavant, « Alcoran » est principalement une source de connaissance (pour Pierre le Vénérable comme pour Retenensis), voire de relative méconnaissance (pour Pascal ou Voltaire). Avec Hugo, Rimbaud et Gide, l’inimitable1 Coran devient une possible source d’inspiration pour l’Occident… Comment se fait cette rencontre ? Que recherche chacun de ces auteurs dans le Coran ? Et quel impact le texte sacré des musulmans et l’islam ont-ils pu avoir sur leur vie et dans leurs œuvres ?
Hugo ou Protée chez les djinns
A l’instar du dieu grec qui changeait de forme et pouvait prévoir l’avenir, l’auteur des Orientales (1829) et de La Légende des siècles (1859–1883)2 pose sur la culture de l’islam un regard à la fois furtif et visionnaire. En effet, nous paraît prophétique la fin de sa préface aux Orientales où il est question, « pour les empires comme pour les littératures […], d’un Orient […] appelé à jouer un rôle dans l’Occident »3. Et dans le même temps, et sous la même plume, s’avère rapide et approximative la connaissance coranique du poète qui, par exemple, ouvre sa « Marche turque » par cette épigraphe :
Lâ – Allâh –Ellâllah !
koran.Il n’y a d’autre dieu que Dieu.4
Ici, la transcription est hasardeuse car plus dialectale que littérale, plus orale qu’écrite. De plus, la profession de foi islamique (ou chahâda) se trouve sortie de son contexte, artificiellement rattachée au « koran », sans autre précision, comme si le texte sacré des musulmans était pour Hugo une somme informe et impénétrable qui n’aurait d’utilité qu’ornementale. Ainsi, le Coran semble chez Hugo perdre un peu de son sens, et se faire arabesque. Le poète compare d’ailleurs Les Orientales, cette œuvre de jeunesse, à « ces belles vieilles villes d’Espagne […] où vous trouvez tout : […] palais, hospices, couvents, casernes […] – au centre, la grande cathédrale gothique avec ses hautes flèches tailladées en scies […] – et enfin, à l’autre bout de la ville, cachée dans les sycomores et les palmiers, la mosquée orientale […] avec son jour d’en haut, ses grêles arcades, ses cassolettes qui fument jour et nuit, ses versets du Koran sur chaque porte, ses sanctuaires éblouissants, et la mosaïque de son pavé et la mosaïque de ses murailles ; épanouie au soleil comme une large fleur pleine de parfums »5. Et Victor Hugo d’avouer : si on lui demandait « ce qu’il a voulu faire ici, il dirait que c’est la mosquée »6.
Un recueil composé par le plus célèbre poète français, une mosquée ? Cela n’est concevable qu’à condition de se souvenir que pour Hugo, dans « ce grand jardin de poésie […] il n’y a pas de fruit défendu »7 ! Le poète est donc libre face à la source coranique, et c’est une révolution tranquille qui s’opère là, sous nos yeux, au fil des Orientales. Libre donc le poète de convoquer à la fois Shakespeare, Dante, Sadi et Hâfiz… et de réunir dans le même poème intitulé « La Douleur du Pacha » d’une part « Allah » et « Azraël »8 (noms et notions fidèles au texte coranique) et « imans » et « ramazan » (incorrectement retranscrits)9… Libre de même le poète de changer, au cours du recueil, constamment de point de vue, adoptant tour à tour celui des soldats chrétiens dans « Navarin » et celui des guerriers musulmans dans « Cri de guerre du mufti »… On pourrait parler à propos de ce caractère protéiforme de Victor Hugo d’une pluri-focalisation, ou mieux, d’un poète qui adopterait le point de vue de Dieu. Ce qui est certain, c’est que devant la source coranique, l’auteur des Orientales ne tremble pas, il ose des rapprochements10, use de raccourcis11, abuse des contradictions12, se laisse guider par les sonorités13… bref, il fait de la poésie. Car pour le « poëte »14, le Coran constitue un matériau qui en vaut bien un autre. Ainsi, les houris, ces belles du Paradis longuement décrites dans le texte coranique, côtoient sans sourciller les « giaours », terme familier s’appliquant aux chrétiens15. La source coranique ne semble donc pour Victor Hugo ni pure, ni sacrée. Elle a rejoint la mer des œuvres universelles décrite par Salman Rushdie dans Haroun et la mer des histoires, comme une eau « composée de mille et mille et mille et un courants différents, chacun d’une couleur particulière »16. Victor Hugo ne s’abreuve donc pas à la source coranique comme un malheureux assoiffé perdu en plein désert, mais se baigne dans un Océan d’Histoires17 qu’il fait siennes. Coraniques, ses Orientales paraissent l’être de loin, islamiques parfois, turques plus qu’arabes18, et tout à a fois bibliques, païennes et librement poëtiques.
La sagesse selon Rimbaud
La culture arabo-musulmane semble avoir autrement nourri l’œuvre et la vie d’Arthur Rimbaud. Le plus remarquable, nous semble-t-il, c’est la pérennité de l’intérêt de Rimbaud pour l’islam et pour le Coran dans ses deux vies – sa vie de poète et sa vie de négociant – et dans ses deux œuvres – ses poésies de jeunesse et ses correspondances de voyage. Ce fait signifie-t-il que Rimbaud, au contraire de Hugo, a véritablement et continuellement cherché à comprendre l’Autre pour des fins existentielles et non pas seulement littéraires?
Ce qui est certain, c’est que Rimbaud a pu lire le Coran à quinze ans, et qu’il le relira à plus de trente ans. Mais quel parcours entre ces deux lectures, faite, l’une, à Charleville-Mézières, dans la bibliothèque du père, parti en Algérie, et l’autre, dans les déserts d’Afrique et d’Arabie ! L’exemplaire lu par le jeune Rimbaud est à Charleville-Mézières19, tandis que ceux, en version bilingue, commandés à Monsieur Hachette en 1883, semblent perdus20. Quoi qu’il en soit, le Coran est l’un des livres qui ont fait Rimbaud, le poète et l’homme. Le mythe rimbaldien ira jusqu’à faire du père de Rimbaud un traducteur du Coran21, et jusqu’à convertir le fils à l’islam22. Ce qui nous importe ici, au-delà de ces éléments mytho-biographiques, c’est la raison pour laquelle Rimbaud lit, et relit le Coran, et, c’est, partant de là, comment cette lecture et cette relecture nourrissent son œuvre (poétique et épistolaire).
Ce qui nous paraît avoir guider les lectures que fait Rimbaud du Coran, à quinze ans comme à plus de trente ans, c’est sa quête de sagesse. Et étonnamment, ce qui le déçoit à quinze ans dans le texte sacré des musulmans semble l’aider à vivre les années sombres qui précèdent sa mort.
En effet, dans Une saison en enfer, le jeune Rimbaud parle de la « la sagesse bâtarde du Coran »23. Pourquoi « bâtarde » ?
D’un point de vue philologique, le texte coranique doit beaucoup à l’Anté-Islam, période que la tradition islamique désigne par jâhiliyya, « temps de l’ignorance ». Rimbaud nous rappelle-t-il ici tout ce que la sagesse coranique doit à la prétendue ignorance anté-islamique ? Nous suggère-t-il que tout texte sacré contient, enfouie, sa part de paganisme ? C’est une première interprétation que nous proposons, à la suite de Pierre Brunel, de la « bâtardise » du Coran.
Une deuxième interprétation consiste à relier ce qualificatif à la figure paternelle. Car, ce Coran, le jeune poète le découvre à la fois dans l’ombre et en l’absence du père. Ce livre fait partie de l’héritage laissé par celui qui a déserté le foyer familial, et Rimbaud s’en empare comme à contrecœur, car ce legs est une présence qui signe une absence. Ce livre n’a pas été pleinement donné, ouvertement offert ; toutes les beautés, toutes les sagesses qu’il recèlent s’en trouvent gâchées.
Enfin – et ce sera notre dernière interprétation – le Coran ne se démarque peut-être pas assez aux yeux du jeune Rimbaud de la tradition monothéiste. Son exotisme reste formel, tandis que ce que semble rechercher l’auteur de « L’impossible », c’est une sagesse libre, sans entraves religieuses.
Dès lors, que reste-t-il de l’imaginaire coranique dans l’œuvre poétique de Rimbaud ? Seulement des hallucinations comme lorsqu’il voit « très-franchement une mosquée à la place d’une usine »24 ? Plus frappante nous semble l’inspiration coranique chez Rimbaud lorsqu’il s’agit de la conception du temps, et de la chronologie de l’œuvre. En effet, dans le texte même du Coran, il n’y a ni début ni fin. De plus, dans une certaine conception islamique de l’Histoire, l’achèvement coïncide avec l’origine. Ce sont cette vision et cette textualité apocalyptiques manifestes dans le Coran que nous pouvons percevoir chez Rimbaud, lorsqu’il qualifie l’Orient à la fois d’« ancien »25 dans « Scènes », et d’ « éternel »26 dans « Villes ». De même, dans « L’Impossible », le poète annonce « la fin de l’Orient… »27 qui se trouvait pourtant, dans « Mystique », apparenté à « la ligne des progrès »28. Rappelons à ce propos que l’un des termes coraniques présent dans les poésies de Rimbaud est celui de « houris » (déjà rencontré dans Les Orientales) désignant des figures paradisiaques, promises aux croyants, éternellement vierges tout en étant sources de jouissance. Là encore, la fin se confond avec le commencement, l’achèvement coïncide avec l’origine, et, ce faisant, Dieu se trouve réconcilié avec la chair. Serait-ce une définition possible de la sagesse ?
L’autre évocation coranique dans l’œuvre poétique de Rimbaud concerne le « vrai royaume des enfants de Cham »29 dans « Mauvais sang ». Cham est en effet, dans la Bible comme dans le Coran, l’un des descendants de Noé30. Si nous revenons à la racine sémitique de ce patronyme, nous découvrons sa parenté sémantique avec la couleur noire, ainsi qu’avec la gauche (direction) ou encore le Nord. De plus, dans la langue arabe la plus courante, bilâd al-châm, le pays de Châm, désigne soit la grande Syrie (comprenant le Liban, la Palestine et Israël) soit plus spécifiquement le cœur du monde arabe : la ville de Damas. Rimbaud avait-il connaissance de cette cartographie héritée de Châm ? Gageons que oui, et que ce « vrai royaume des enfants de Cham » a participé à l’élaboration de l’ailleurs rimbaldien. Vers cet ailleurs, à vingt ans Rimbaud ira, comme un pèlerin à la recherche d’une source de sagesse, et n’y trouvera que des pierres, et des hommes, pour la plupart musulmans. De ces derniers, il apprendra une certaine forme de sagesse, non plus exigeante et exaltée, mais humble et soumise. « Comme les musulmans, écrit-t-il par exemple aux siens du Harar en 1883, je sais que ce qui arrive arrive, et c’est tout »31 ou encore : « Enfin, comme disent les musulmans : C’est écrit ! – C’est la vie. »32. La langue arabe parle en effet de la destinée comme du maktoub, c’est-à-dire, littéralement, de « ce qui est écrit ». Rimbaud croyait à quinze ans écrire le monde, et il comprend, à quarante ans, que c’est lui qui est écrit par… le monde, ou peut-être bien, la plume (qalam dans le Coran) de Dieu.
Les fruits défendus de Gide
Gide aussi était à la fleur de l’âge lorsqu’il lut le Coran et entreprit son long voyage en Afrique du Nord. « En ce temps ma parole tenait du chant, ma marche de la danse. Un rythme emportait ma pensée, réglait mon être. J’étais jeune. »33. C’est en effet avant son séjour en Tunisie (1893-1895) que Gide relit les grands textes sacrés (Bible, Coran, mystiques) et de la littérature (Dante et Flaubert34 , passeurs de l’imaginaire coranique et punique). Ce que Gide cherche dans tous ces textes? A la fois Dieu, et la paix intérieure. Car, jusque là, la foi de Gide était faite de doute, et surtout, de culpabilité. C’est ainsi qu’il confie à son Journal sa volonté à la fois de voir Dieu35 et de « savoir si d’autres […] ont souffert comme [lui] de l’obsession de la chair ? »36… La Bible ne l’apaise guère, excepté « Le Cantique des cantiques » que Gide cite dans son Journal37 ainsi que dans une dédicace à Madeleine sur un exemplaire des Cahiers d’André Walter. A cette occasion, Gide retranscrit ces versets :
Nous avons à nos portes
Tous les meilleurs fruits
Nouveaux et anciens
Mon bien-aimé, je les ai gardés pour toi.38
A ces versets bibliques semble répondre, quelques années plus tard, l’épigraphe coranique des Nourritures terrestres :
« Voici les fruits dont nous nous sommes nourris sur la terre »
Le Koran, II, 23.
Les deux traditions se font par conséquent écho dans l’esprit et le cœur du jeune Gide. Il n’y a plus semble-t-il, deux religions antinomiques, mais une même inspiration divine, une même aspiration humaine. On songe à Athman, rencontré dans le désert, qui raconte à André Gide les histoires bibliques selon la tradition arabe, David devenant par exemple Daoud39… Ce sont donc les mêmes histoires, avec les mêmes personnages. Ce sont donc le même Dieu, et les mêmes fruits, posés sur le seuil de la porte dans la Bible, et offerts sans détour dans le Coran. Dans ces conditions, qu’apporte à Gide la lecture du Coran, et la rencontre avec Athman le musulman ? La déculpabilisation. Car ni le texte coranique ni la tradition islamique ne relie la chute au péché de chair. Et la chair, dans le texte coranique comme dans la tradition islamique, est considérée comme sacrée. Loin d’éloigner de Dieu, elle Le révèle. Et le divin de devenir visible, et, si l’on peut dire, comestible, pour Gide, par l’intermédiaire de ce verset coranique qui ouvre Les Nourritures terrestres. Evidemment, le jeune Gide, affamé d’amour, de liberté et de savoir, manque de précision dans sa compréhension de la sexualité en islam. Car, dans le texte coranique, la chair n’est sacrée que dans le mariage (hétérosexuel s’entend). Mais les souffrances de Gide sont si grandes et si anciennes, ses contradictions si vertigineuses, qu’il s’accroche à ces fruits coraniques comme à son unique branche de salut. L’expérience islamique et nord-africaine de Gide le libère ainsi de sa culpabilité et lui fait affirmer dans Les Nourritures terrestres : « Nathanaël, je ne crois plus au péché »40. Dans le même mouvement, Gide se libère de la peur de la mort41. Il peut enfin aimer le monde, et la vie pleinement, et Dieu sans appréhension. Rien de surprenant dès lors à ce que la grenade, ce fruit à la chair rouge et sucrée, au goût d’amour et de mort, figure parmi les fruits les plus décrits dans Les Nourritures terrestres. Gide lui consacre même une « Ronde »42. Ailleurs, c’est la chair humaine qui est désirée et goûtée comme un fruit43.
En plus de cette équivalence salvatrice entre la chair et le sacré que Gide emprunte au Coran en l’extrapolant44, nous retrouvons sous sa plume des motifs sémitiques récurrents dans le texte coranique. Parmi ces motifs, ceux de l’eau45, du miel46, des dattes47 , ceux des jardins et des déserts… autant de motifs bibliques poussés ici à leur paroxysme. Une thématique nous a pourtant paru spécifiquement coranique, celle du jeûne tel que le pratique Gide durant ce séjour parmi les musulmans du désert48. Il semblerait que cette faim et cette soif maîtrisées lui apportent, le soir venu, la plénitude tant désirée. C’est guérir le mal par le mal, la faim et la soif spirituelles par la faim et la soif physiques, et les tourments de la chair par les plaisirs de la chair.
Cependant, l’expérience nord-africaine et Les Nourritures terrestres ne sont qu’un moment de la vie et de l’œuvre de Gide. Suivront la découverte de la pensée de Nietzsche en 1898, la reconversion au christianisme rapportée dans Les Nouvelles nourritures (1935) et la distance prise par rapport à l’islam qui en découle.
Arrêtons-nous sur ce dernier point, en nous demandant si le Coran n’aura été qu’un détour pour Gide, et le chemin d’un retour vers l’Evangile. Nous disposons à ce sujet d’une précieuse correspondance49 entre l’auteur des Nouvelles nourritures et le grand penseur et écrivain égyptien Taha Hussein, traducteur notamment de La Porte étroite en arabe. Dans sa lettre du 5 juillet 1945, André Gide, sans contester « le grand attrait qu’a exercé sur [lui] le monde arabe et le monde de l’islam », relève à regret « une particularité essentielle du monde musulman : l’islam à l’esprit humain apporte beaucoup plus de réponses qu’il ne soulève de questions ». Et l’auteur des Nouvelles nourritures d’ajouter : « Je ne sens pas grande inquiétude chez ceux qu’a formé et éduqué le Coran. C’est une école d’assurance qui n’invite guère à la recherche et c’est même par quoi cet enseignement me semble limité »50.
Taha Hussein lui répondra amicalement mais énergiquement dans sa lettre du 5 janvier 1946 : « Vous ne vous trompez pas, tout en faisant erreur. Vous avez beaucoup fréquenté les musulmans, pas l’islam. […] Ces musulmans que vous avez connus, très simples et très ignorants, ne pouvaient vous dire si le Coran proposait des réponses ou soulevait des questions. Ils étaient tout au plus capables de vous faire connaître le folklore de leur pays soumis à l’influence du désert voisin »51.
Par conséquent, plus que d’une connaissance et d’une inspiration coraniques, peut-être doit-on parler d’une expérience prophétique dans le cas de Gide qui trouve dans le désert des réponses aux questionnements de sa jeunesse. Réponses jugées a posteriori comme trop simples, car liées aux sensations, et non à la réflexion. Ainsi, avec l’âge, les sensations perdraient peu à peu de leur acuité, et de leur pertinence… Quoi qu’il en soit, le Coran aura été pour Gide une école sensualiste, qui lui aura indiqué que l’invisible pouvait se donner non seulement à voir mais aussi à boire, à manger, à toucher. A ce propos, Gide fait d’ailleurs appel à la notion d’ « invisible realite »52 qui n’est pas sans évoquer la notion coranique de ghayb. Ce qui est sûr, c’est que cette expérience n’aurait pas déplu à Rimbaud qui disait attendre Dieu « avec gourmandise »53. Ce dernier Gide, celui qui préfère les questions aux réponses et semble libéré du péché de la chair, nous le retrouverons au Caire, en 1939, dans le très luxueux hôtel Shepheard. « Repas excellent, note-t-il dans son Journal, j’ai pris des cailles en souvenir de l’Ancien Testament »54 … Le temps de la culpabilité semble révolu, et la traversée du désert, guidée par la source coranique, bel et bien terminée.
*
Source : le mot renvoie à la soif davantage qu’à la faim. Est-ce à dire que le phénomène d’innutrition a pris ici la forme de la désaltération, du détour par l’Autre pour la redécouverte de Soi ? Telle est en tout cas la première impression qui aura marqué notre relecture de Hugo, Rimbaud et Gide. Le Coran n’a pas été « consommé » tel quel par nos trois auteurs. Chacun a abordé et s’est abreuvé à cette source selon son itinéraire, et selon sa soif. Les pas de nos trois passants considérables les ont effectivement conduits de la Bible au Coran, et c’est bien compréhensible. Le premier semble ne trouver que la Bible dans le Coran, le deuxième croise les deux textes sacrés avant de les défaire et de s’en défaire alors que le troisième paraît lire la Bible, scrupuleusement, puis le Coran, avec enthousiasme, pour revenir à la Bible et renier le Coran. L’inspiration coranique de Hugo, Rimbaud et Gide s’enracine donc dans un imaginaire biblique commun, mais varie selon leur soif. Celle de Victor Hugo mêle curiosité et légèreté, celle de Rimbaud, fureur et grandes espérances, et celle de Gide, culpabilité et inquiétude.
Trois hommes donc, trois soifs, trois œuvres, face à la source coranique. Et voilà comment se produit l’improbable mais heureuse coïncidence entre une sacralité venue d’ailleurs et une liberté poétique d’ici.
Selon la tradition islamique, le texte coranique ne peut être égalé car il a pour locuteur Dieu lui-même. Vouloir imiter le Coran ne peut dès lors que renvoyer l’être humain à son impuissance (notion de i’jâz).↩
Voir le long poème intitulé « L’Islam » qui raconte la mort du « divin Mahomet ».↩
Victor Hugo, Les Orientales, Les Feuilles d’automne, éd. par Pierre Albouy, Poésie (Paris : Gallimard, 1981), 24↩
Hugo, Les Orientales, 92.↩
Hugo, Les Orientales, 21–2.↩
Hugo, Les Orientales, 22.↩
Hugo, Les Orientales, 19.↩
Ange de la mort.↩
Au lieu de « imams » et « ramadan ». ↩
Bonaparte devient dans « Lui », 175, « un Mahomet d’Occident ».↩
Dans « Chanson de pirates », 74–5, la nonne est dite « mahométane » au lieu de « musulmane »↩
Le « croissant », symbole de l’islam, est « abhorré » dans « Canaris », 43, et « fragile » dans « Le Danube en colère », 163.↩
Dans « Les Djinns » ou dans la vie section de « Navarin »↩
Voir la préface des Orientales.↩
Hugo, Les Orientales, 93.↩
Salman Rushdie, Haroun et la mer des histoires, trad. J.-M. Desbuis (Paris : Christian Bourgeois, 1991), 80–5.↩
Rushdie, Haroun et la mer des histoires, 80–5.↩
Voir la note du manuscrit au sujet de « segjin », « septième cercle de l’enfer turc » Hugo, Orientales, 345.↩
L’original se trouve au Musée Rimbaud de Charleville-Mézières et un exemplaire de la même édition est consultable à l’Institut du Monde Arabe à Paris.↩
Rimbaud, Harar, le 7 octobre 1883, à M. Hachette, in Œuvres complètes, Pléiade (Paris: Gallimard, 1972), 375 : « Je vous serais très obligé de m’envoyer aussitôt que possible, à l’adresse ci-dessous [à Roche, dans les Ardennes], contre remboursement, la meilleure traduction française du Coran (avec le texte arabe en regard, s’il en existe ainsi) – et même sans le texte ». Voir aussi Rimbaud aux siens, Aden, le 15 janvier 1885, Œuvres complètes, 397 : « Pour les Corans, je les ai reçus il y a longtemps, il y a juste un an, au Harar même. »↩
Adonis, As-sûfiya wa-s-suryâliyya = Le soufisme et le surréalisme (Beyrouth : Al-Sâqî, 1992), 83–4.↩
Selon les biographes, cette conversion aurait eu lieu à l’occasion du mariage de Rimbaud avec une Ethiopienne, ou bien sur son lit de mort.↩
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Illuminations et autres textes (1873–1875), éd. par Pierre Brunel (Paris : Librairie Générale Française, 1998), 84, « L’Impossible », 78–9.↩
Rimbaud, Une saison en enfer, Illuminations, 70.↩
Rimbaud, Œuvres complètes, 149.↩
Rimbaud, Œuvres complètes, 138.↩
Rimbaud, Œuvres complètes, 113.↩
Rimbaud, Œuvres complètes, 139.↩
Rimbaud, Œuvres complètes, 55.↩
Voir Bible, Genèse, 10, 1.↩
Rimbaud aux siens, Harar 6 mai 1883, Œuvres complètes, 365.↩
Rimbaud aux siens, Aden le 10 septembre 1884, Œuvres complètes, 391.↩
Gide, Journal 1926–1950, éd. par Martine Sagaert, Pléiade 104 (Paris: Gallimard, 1997), 12 avril 1941, 757.↩
En particulier « le chapitre de Salammbô avec le serpent », Gide, Journal 1926–1950, 21 février, 46.↩
Gide, Journal 1926–1950, 18 février 1888 : « Seigneur ! ah pourquoi nous as-tu fait d’argile ? Ne peux-tu croire sans toucher, ne peux-tu aimer sans voir – pauvre corps ? Parfois lorsque tu pries et que tu crois sentir Dieu même auprès de toi, pourquoi te retourner pour le voir – l’illusion cesse et ta prière meurt sur ta lèvre. »↩
Gide, Journal 1926–1950, 28 février 1889, 48↩
Par exemple, le 1er janvier 1891, Cantique des cantiques, IV, 16.↩
Cantique des cantiques, VII, 14.↩
Ibid., 229.↩
André Gide, Les Nourritures terrestres, Folio 117 (Paris : Gallimard, 1992), 43.↩
Gide, Journal 1926–1950, 228 : « Dans le désert, l’idée de la mort nous poursuit ; et, chose admirable, elle n’y est pas triste ».↩
Gide, Les Nourritures terrestres, 77 : « Leur pulpe était délicate et juteuse, | Savoureuse comme la chair qui saigne, | Rouge comme le sang qui sort d’une blessure. »↩
Gide, Les Nourritures terrestres, 85 : « Et Simiane avec Hylas : | – C’est un petit fruit qui demande à être souvent mangé. »↩
Pour dernier exemple : Gide, Les Nourritures terrestres, 123 : « Villes d’Orient ! fête embrasée ; rues qu’on appelle là-bas des rues saintes, où les cafés sont pleins de courtisanes. »↩
Gide, Les Nourritures terrestres, 24 : « Et notre vie aura été devant nous comme ce verre plein d’eau glacée. »↩
Gide, Les Nourritures terrestres, 69 : « nous marchions à grands pas, mordant les fleurs des haies qui remplissent la bouche d’un goût de miel et d’exquise amertume. »↩
Gide, Les Nourritures terrestres, 45 : « Le fruit du palmier s’appelle datte, et c’est un mets délicieux. | Le vin du palmier s’appelle lagmy. »↩
Gide, Les Nourritures terrestres, 68 : « Je me plaisais à d’excessives frugalités, mangeant si peu que ma tête en était légère et que toute sensation me devenait une sorte d’ivresse. J’ai bu de bien des vins depuis, mais aucun ne donnait, je sais, cet étourdissement du jeûne » et 99 : au repas du soir « je goûtai lyriquement l’intense sensation de ma vie »↩
André Gide, « Correspondance », Bulletin des Amis d’André Gide 114/115 (avril–juillet 1997).↩
Gide, « Correspondance ».↩
Taha Hussein, lettre du 5 janvier 1946, in Gide, « Correspondance ».↩
Gide, Les Nourritures terrestres, 117.↩
Rimbaud, « Mauvais sang », Une saison en enfer, Illuminations, 52.↩
Gide, Journal 1926–1950, 31 janvier 1939, 643.↩
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