Roman Jakobson contre Leo Spitzer

Militantisme critique et défense d’une méthode

Daniel Maira

Toute critique militante suppose, d’une part, une prise de position contre une thèse hégémonique ou bien consolidée qu’il faut rejeter pour en montrer les limites, et, d’autre part, une nouvelle réflexion théorique qui doit néanmoins être expliquée et illustrée. Des méthodologies différentes appliquées aux mêmes objets littéraires peuvent dès lors engager des analyses textuelles discordantes qui imposent une prise de position nette. Le point de départ de notre essai porte sur un auteur qui a pu être considéré, à son tour, comme un critique « militant » : il s’agit de Joachim Du Bellay, membre de la Pléiade, dont la Deffence et illustration de la langue françoyse (1549) a été considérée comme le manifeste de la nouvelle poésie française autour de 15501. Le ton pamphlétaire de l’ouvrage s’élève contre la poésie nationale du passé, de tradition essentiellement marotique, et invite la nouvelle génération de poètes à enrichir la langue française et à lui conférer la dignité littéraire méritée. Il faudra dès lors abandonner les vieilles formes métriques et privilégier, par exemple, le sonnet pétrarquien importé d’Italie. Si la Deffence et illustration de la langue françoyse se présente comme une « théorie de la littérature », l’Olive – le premier canzoniere français composé exclusivement de sonnets – doit se lire, d’après l’auteur, comme l’illustration de ce traité. En effet ces deux ouvrages, sortis des presses d’Arnoul l’Angelier en 1549, ont souvent été reliés ensemble, la Deffence et illustration de la langue françoyse n’étant ainsi qu’une longue préface qui annonce l’Olive2.

L’un des cent cinquante sonnets de l’Olive de 1550, à savoir le sonnet CXIII, a inspiré plusieurs études3.

Si nostre vie est moins qu’une journée
En l’eternel, si l’an qui faict le tour
Chasse noz jours sans espoir de retour,
Si perissable est toute chose née,
Que songes-tu, mon ame emprisonnée ?
Pourquoy te plaist l’obscur de nostre jour,
Si pour voler en un plus cler sejour,
Tu as au dos l’aele bien empanée ?
La, est le bien que tout esprit desire,
La, le repos ou tout le monde aspire,
La, est l’amour, la, le plaisir encore.
Là, ô mon ame au plus hault ciel guidée !
Tu y pouras recongnoistre l’Idée
De la beauté, qu’en ce monde j’adore.

Nous aimerions interroger les lectures proposées par Leo Spitzer et Roman Jakobson. Les essais des deux critiques militent en faveur d’une « défense et illustration » de leur méthode en matière d’analyse littéraire. Nous présenterons d’abord l’arrière-plan intellectuel et éditorial qui encadre l’étude de Jakobson afin de voir, dans un second temps, comment le linguiste prend le contre-pied de la lecture proposée par Spitzer.

Interprétations militantes et contexte éditorial

Leo Spitzer et les études de stylistique autour de 1970

L’article de Leo Spitzer sur le sonnet CXIII de l’Olive, « The Poetic Treatment of a Platonic-Christian Theme », a été publié pour la première fois en 1954 dans le numéro 6 de la revue Comparative Literature (193–217), et il est réédité dans les Romanische Literaturstudien, 1936–1956 en 1559 (Tübingen, Niemeyer, 130–159). Dans deux autres études, « Language of Poetry »4 et « Sviluppo di un metodo »5, parues respectivement en 1957 et 1960, Spitzer reprend brièvement les conclusions de son analyse sur le sonnet CXIII pour expliquer sa démarche méthodologique. Le philologue n’hésitait pas à définir lui-même cette méthode, non sans humour, de spitzérienne6. Leo Spitzer meurt le 16 septembre 1960 en Italie, pays qu’il avait choisi pour passer les dernières années de sa vie et pays qui a été réceptif à l’enseignement de l’érudit autrichien7. « Sviluppo di un metodo » a été son dernier texte publié, c’est pourquoi il a pu être considéré comme son testament intellectuel.

En France, les travaux de Leo Spitzer sont remis en haut de l’affiche en 1970, lors de la publication des Études de style dans la collection « Bibliothèque des Idées », chez Gallimard. Ce volume réunit les études de l’auteur sur la littérature française, traduites en français, pour l’occasion, par Eliane Kaufholz, Alain Coulon et Michel Foucault. La préface de Jean Starobinski inaugure le livre et présente l’approche de Leo Spitzer. Les analyses littéraires recueillies dans ce volume sont précédées d’une seule étude du même auteur qui illustre les principes théoriques de sa méthode8. Si l’essai sur le sonnet CXIII de l’Olive de Du Bellay ne figure pas dans Études de style, rien n’empêche pour autant de penser que ce volume contribue à l’actualisation et à la résonance de la méthode spitzérienne.

Les Études de style de Spitzer paraissent à un moment où l’on venait d’affirmer la mort de la stylistique9. L’ouvrage du critique autrichien remet ainsi au devant de la scène une méthode, la sienne, qui commençait à être enterrée par la critique structuraliste et formaliste, car les représentants de la nouvelle critique intégraient désormais la stylistique dans les études de poétique. En 1969, le troisième numéro de Langue Française est consacré à La stylistique. Ce volume est révélateur des préoccupations théoriques qui portaient, à ce moment-là, sur l’état de santé de la stylistique littéraire, ainsi que le rappelle l’éditeur scientifique dans la préface :

Ce fut une tâche embarrassante que d’élaborer ce fascicule consacré à la « stylistique ». Au fur et à mesure qu’avançait leur travail, les malheureux éditeurs du numéro faisaient avec inquiétude une série de constatations de plus en plus gênantes, puisqu’elles en venaient à mettre en cause la légitimité, voire la possibilité de leur tâche.

Première constatation : la stylistique semble à peu près morte. […] Les collaborateurs mêmes de ce numéro semblent à peu près tous persuadés de la mort de la stylistique.10

Rien que les titres des essais de ce numéro peuvent être compris comme des critiques à la stylistique, mais aussi à la notion spitzérienne d’écart dont les limites sont étudiées par Nicole Gueunier (« La pertinence de la notion d’écart en stylistique »11). La contribution d’Henri Meschonnic, « Pour une poétique »12, invite à abandonner les études de stylistique et à passer aux études de poétique que l’auteur prétend fonder. En effet, les ouvrages de Meschonnic parus autour de 1970 critiquent les systèmes de Charles Bally ou de Leo Spitzer et s’inscrivent sous l’égide de Roman Jakobson. Dans « Pour la poétique », publié dans Langue Française, Henri Meschonnic place en exergue un passage tiré de l’essai « Linguistique et poétique » de Jakobson, essai qui a pu être considéré comme « la charte de la poétique définie contre la stylistique »13 : « Un linguiste sourd à la fiction poétique comme un spécialiste de la littérature indifférent aux problèmes et ignorant des méthodes linguistiques sont d’ores et déjà, l’un et l’autre, de flagrants anachronismes »14.

La poétique est considérée comme une stylistique générale, c’est pourquoi les études de stylistique se confondent avec la poétique dans la mesure où elles contribuent à l’illustration d’un aspect particulier de la démarche « jakobsonienne ». La poétique – au sens de théorie littéraire comme l’entendent Roland Barthes, Gérard Genette et Tzvetan Todorov – privilégie en effet l’étude d’ensembles de textes afin de détacher les lois générales qui se trouvent à la base de la création littéraire15, alors que pour Spitzer, le but de la stylistique est de cerner le singulier et le propre d’un auteur, d’une œuvre ou d’un genre. L’opposition entre stylistique et poétique alimente le débat théorique autour de 1970. L’affirmation de la mort de la stylistique paraît pourtant quelque peu hâtive : reconnaissons-là un effet de mode, à l’instar de la déclaration contemporaine de la mort de l’auteur16. En réalité, malgré leur programme théorique divergeant, cinq ouvrages importants publiés dans les années 1969–1971 témoignent de l’intérêt continu pour les études stylistiques : Essais de stylistique de Pierre Guiraud (Paris, Klincksieck, 1969), Stylistique et poétique françaises de Frédéric Deloffre (Paris, SEDES, 1970), Études de style de Leo Spitzer (1970), La stylistique de Pierre Guiraud et Pierre Kuentz (Paris, Klicksieck, 1970) et enfin Essais de stylistique structurale de Michael Riffaterre (Paris, Flammarion, 1971).

Roman Jakobson et la publication de « Si nostre vie »

Retournons à Roman Jakobson et au parcours éditorial de son étude sur le sonnet CXIII de l’Olive. Ce texte a été lu au colloque sur le « Premarinismo e pregongorismo », organisé en Italie en avril 1971 par l’Accademia Nazionale dei Lincei. La conférence est accueillie dans les actes du colloque publiés en 197317, et elle paraît la même année dans Questions de poétique, dans la collection « Poétique »18. Cette collection des éditions du Seuil est créée en 1969 juste après la fondation du Centre universitaire expérimental de Vincennes (aujourd’hui Université de Paris VIII Saint-Denis), et elle est dirigée par Hélène Cixous, Gérard Genette et Tzvetan Todorov. La collection s’intéresse aux questions de théorie et d’analyse littéraires, et les titres inédits parus avant Questions de poétique de Jakobson mettent tous l’accent, de manière programmatique, sur la fonction poétique de la littérature : Introduction à la littérature fantastique: poétique de la prose de Tzvetan Todorov, Essai de poétique médiévale de Paul Zumthor, Figures III de Gérard Genette et Langage, musique, poésie de Nicolas Ruwet. Le premier numéro de la revue Poétique paraît également en 1970.

Le programme de Questions de poétique est illustré amplement dans l’essai « Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie »19. Jakobson y propose l’intérêt et l’application de sa méthode en matière d’analyse littéraire, déjà annoncée dans « Linguistique et poétique ». La construction linguistico-grammaticale d’un texte est déterminante lors de l’analyse de la fonction poétique du message, et, par conséquent, des procédés qui sont à la base de sa littérarité. Quant à la stylistique, elle ne s’oppose pas vraiment à la poétique puisqu’elle est mise au service de celle-ci. À considérer alors de plus près les titres des volumes anthologiques de Jakobson et de Spitzer, c’est comme si, sur le plan général, Questions de poétique donnait la réplique aux Études de style, alors que, sur le plan particulier, l’étude poétique de Jakobson sur le sonnet bellayen pouvait être considérée comme une réponse à l’étude stylistique de Spitzer.

Cet arrière-plan éditorial assure une compréhension plus précise du contexte intellectuel dans lequel s’inscrit l’étude de Jakobson. Nous pouvons même soutenir, sans prendre beaucoup de risques, que sans la publication des Études de style de Spitzer, Jakobson n’aurait peut-être pas songé à analyser le sonnet de Du Bellay, car tout au long de son texte il prend effectivement le contre-pied de la lecture proposée par son collègue. Les étapes éditoriales de ce geste militant sont bien réfléchies : d’abord la publication des Études de style, comme une summa actualisant les Stilstudien spitzériens à un moment où l’on affirme la mort ou l’état moribond des études de stylistique. La réplique de Jakobson ne se fait pas attendre : il attire de nouveau l’attention sur sa méthode – à l’exemple du sonnet CXIII – dans un colloque organisé par l’Accademia dei Lincei. Enfin, la publication d’une série d’articles de Jakobson, deux ans après celle de Spitzer, pour illustrer les études de poétique aux dépens de celles de stylistique. Par ailleurs, le numéro 7 de la revue Poétique (1971) rend hommage à Jakobson pour son soixante-quinzième anniversaire. La préface de Todorov inaugurant ce numéro spécial porte un titre emblématique et quelque peu militant : « Roman Jakobson poéticien ». Todorov rappelle l’intérêt de Jakobson pour les répétitions des catégories grammaticales, et en particulier pour le parallélisme, procédé qui est à la base du langage poétique et qui est mis à l’épreuve dans l’analyse du sonnet CXIII de l’Olive.

Si l’engagement de l’intellectuel passe par une prise de parole critique et par une rhétorique appelée à séduire et à convaincre ses lecteurs du bien-fondé de ses théories, on peut affirmer que le discours de Jakobson est militant dans la mesure où il essai de légitimer les siennes et d’infirmer celles d’autrui. Tout type de militantisme naît et grandit dans un contexte éditorial qui accueille, amplifie et fait circuler les idées nouvelles aux dépens des positions de la « vieille école ». Cette démarche n’est pas nouvelle, en témoignent les critiques et les polémiques véhémentes qui ont accompagné la publication de la Deffense et illustration de la langue française de Du Bellay20.

Spitzer entre Du Bellay et Jakobson : confrontation à distance de deux méthodes

Jakobson lecteur de Spitzer

L’étude de Jakobson est construite comme une réplique à la lecture que Leo Spitzer avait proposée du même sonnet de l’Olive. Spitzer est évoqué à plusieurs reprises, souvent pour critiquer sa méthode intuitive et, par conséquent, son interprétation du sonnet. L’essai de Jakobson se compose de quatorze sections : la première est philologique (« Sources »), la deuxième thématique (« Sujet »), alors que toutes les autres sections portent sur la construction grammaticale du sonnet (« Strophes », « Significations grammaticales », « Phrases et propositions », « Verbes », « Pronoms et adjectifs pronominaux », « Substantifs », « Adjectifs », « Genres grammaticaux », « Vers », « Rimes », « Texture phonique », « Vue d’ensemble »). Le plan est à l’enseigne d’un crescendo méthodologique : le bref sous-chapitre initial sur les sources du sonnet vise à souligner, malgré ce « travail de refonte artistique », l’originalité du sonnet bellayen ; le critique rejette ensuite la lecture thématique proposée par Spitzer pour lui opposer une analyse poético-linguistique du sonnet.

À regarder de plus près les études de Spitzer que Jakobson cite dans la bibliographie de « Si nostre vie », l’absence de l’article que le critique autrichien avait consacré au sonnet de l’Idée est des plus surprenantes21. Jakobson cite pourtant deux autres études de Spitzer, « Sviluppo di un metodo » et « Language of Poetry », deux travaux qui illustrent la démarche herméneutique du philologue autrichien. Ce n’est donc pas l’analyse détaillée du sonnet que Jakobson choisit comme cible, mais la méthode de Spitzer dont il connaît bien les limites. Il n’ignore pas non plus les conclusions spitzériennes sur le sonnet « Si notre vie », ce qui explique les réserves de Jakobson à l’égard d’une méthode et d’une interprétation qu’il estime peu scientifiques en raison de leur présupposé intuitif et subjectif. L’omission de ce renvoi bibliographique est emblématique : en ne citant que deux études qui étaient considérées comme le testament scientifique de Spitzer, Jakobson montre qu’il souhaitait avant tout rejeter la méthode spitzérienne. Il s’agit moins, pour le poéticien, de rétablir « l’idée » du sonnet bellayen que de montrer les lois « scientifiques » qui régissent les textes poétiques. De cette manière, il milite en faveur de « l’objectivité » rationnelle de son système, et contre les incohérences impressionnistes de celui de Spitzer : l’analyse textuelle doit l’emporter sur l’interprétation du sonnet.

Le titre complet de l’étude de Jakobson – « “Si nostre vie” : observations sur la composition & structure de motz dans un sonnet de Joachim Du Bellay » – ainsi que l’exergue de Mallarmé sont mis également au service d’une démarche militante. La formule en italique, reprise à la Deffence et illustration de la langue française22 de Du Bellay, permet à Jakobson d’établir une continuité théorique et de trouver la légitimité et les racines historiques de sa démarche dans l’œuvre de l’auteur dont il s’apprête à fournir une analyse textuelle. Jakobson propose une description linguistique du sonnet que le poète angevin n’aurait peut-être pas dédaignée, comme s’il voulait restituer le sens du sonnet d’après les intentions de Du Bellay, ce qui est pourtant loin des préoccupations herméneutiques du linguiste russe. Nous nous trouvons ainsi face à une ambiguïté que l’exergue de Mallarmé essaie de résoudre. Jakobson cite un passage connu des Variations sur un sujet de Mallarmé où la figure de l’auteur est supprimée au profit du langage, à savoir du Texte et de sa Structure :

Cette visée, je la dis Transposition – Structure, une autre… L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s’allument de reflets réciproques23.

Une continuité à la fois poétique et théorique est instaurée entre Du Bellay et Mallarmé, entre la Renaissance et le xixe siècle, entre la production poétique et le travail herméneutique : on retrouve la formule bellayenne « composition & structure de motz » dans ces « mots » que Mallarmé met au devant de la « Structure » textuelle. D’après Jakobson, Du Bellay et Mallarmé partageraient les mêmes principes théoriques et analytiques que lui : on délaisse les questions d’histoire, de genre, de modèles de référence, pour ne s’occuper que de la Structure du texte et de ses « mots », soit des lois universelles qui régissent tout texte poétique. De cette manière, les références bellayenne et mallarméenne apportent la caution poétique et théorique au projet militant de Jakobson.

Un texte, deux approches

Avant de montrer comment se met en œuvre l’interprétation militante de Jakobson, il importe de rappeler brièvement la démarche spitzérienne, et surtout les conclusions que le linguiste russe retient de sa lecture. L’approche de Leo Spitzer s’inscrit dans la stylistique de la parole, dite aussi stylistique génétique. Le critique autrichien est le principal représentant de ce courant, c’est pourquoi on parle de méthode spitzérienne. Pour lui, le style est une expression particulière propre à chaque individu qui émerge dans un texte écrit. Il repère d’abord la récurrence de certains traits inhérents à l’œuvre qu’il se propose d’étudier, et, à partir de là, il se met à la recherche de la conscience créatrice de l’auteur qui sous-tend ce type d’écriture. L’une des notions centrales dans la démarche de Spitzer est celle d’« etymon spirituel » : il s’agit de relever le « principe de cohésion interne de l’œuvre littéraire, qui renvoie à l’esprit de son créateur. L’etymon spirituel est une sorte de commun dénominateur de tous les traits stylistiques de l’œuvre ; il peut s’étendre aux autres œuvres du même auteur, voire à celles d’une époque entière »24. Pour arriver à cet étymon, il est nécessaire de lire à plusieurs reprises un texte d’après une technique appelée « cercle philologique » : « la lecture et la relecture d’un texte conduisent à la découverte d’un trait formel à la source d’un effet dominant ; commence ensuite, en sens inverse, le repérage des autres traits susceptibles de produire cet effet »25.

La notion d’écart constitue un autre pilier de la démarche de Spitzer, notion que l’on retrouve déjà dans les études de Charles Bruneau et Pierre Guiraud. Le but est d’identifier le style singulier d’un auteur, de saisir la différence entre la langue commune et l’emploi particulier de la langue chez un écrivain. Ces conceptions d’originalité et de distinction sont profondément imprégnées de la pensée romantique. L’intérêt consiste à atteindre la conscience d’un écart stylistique à travers un savoir linguistique garanti d’une part, par une lecture patiente, et d’autre part, par ce fameux « déclic » : le lecteur part d’une intuition qu’il cueille à la suite d’une lecture répétée de l’œuvre jusqu’au moment où une illumination singulière, un « déclic », lui révèle un trait particulier de l’œuvre. Jakobson conteste la valeur de cette intuition, c’est ce qu’il fait entendre dans un passage traduit de la prose italienne de Spitzer destiné à clore sa communication :

[Notre analyse textuelle] diffère foncièrement du tableau qu’en donne Leo Spitzer dans son essai de 1957 et dans sa rétrospective présentée et publiée à Rome en 1960 : « Voici trente ans, j’y avais découvert un rythme qui, dans la lecture, contraint la voix à s’élever continuellement jusqu’à la fin : quand l’idée platonicienne – l’idée de la Beauté – apparaît, comme l’épiphanie d’une déesse ; et ce dessin vocal m’avait paru caractéristique de l’idée platonicienne qui s’élève au-dessus de la terre, sur une cime qui n’est plus terrestre d’adoration ». (352)

L’étude de Spitzer est mise également au service d’une hypothèse de travail et d’un parti pris méthodologique, mais, contrairement à celle de Jakobson, elle ne délégitime pas d’autres méthodes. Cette diversité d’accent entre les deux essais fait de la lecture de Jakobson une étude militante26.

La démarche de Jakobson s’inscrit dans une stylistique descriptive de la langue. Cette conception remonte à Charles Bally, disciple de Saussure, dont les intérêts pour les analyses structurales se retrouvent en partie dans les travaux de Roman Jakobson et Michael Riffaterre. Bally considérait que tout système linguistique pouvait avoir son propre style, celui-ci étant fondé sur des variables morphologiques, syntaxiques ou grammaticaux. L’assemblage original et la combinaison inédite de ces éléments constituent le point de départ du travail de l’écrivain. C’est dans cette perspective que Jakobson s’intéresse à la figure de parallélisme à la fois sémantique, phonique et grammatical en ce qu’elle fonde l’essence profonde du langage poétique. Il rejette par conséquent l’analyse du sonnet proposée par Leo Spitzer, et par conséquent la méthode du cercle philologique. Il veut prouver que le thème et le rythme du sonnet CXIII de l’Olive s’alignent sur la théorie de la fonction poétique qu’il avait formalisée en 196027. Fernand Hallyn a relevé comment ces deux approches sont inconciliables : « Pour Spitzer, la qualité littéraire est liée au secret propre et à l’unicité du texte ; son hypothèse fondamentale exige donc la construction d’une hypothèse particulière devant chaque texte ; et la valeur de cette hypothèse dépendra, avant tout, de l’intuition subjective soutenue par la culture individuelle de l’analyste. Jakobson, en revanche, part d’une définition générale de la fonction poétique du langage, qui fournit une grille à l’étude de tous les textes poétiques »28. Dans tout discours militant, la réfutation d’une position ou d’une théorie est toujours accompagnée d’une redéfinition des enjeux contestés à son propre avantage.

Jakobson lit Spitzer qui lit Du Bellay

Revenons maintenant au texte de Jakobson, et en particulier à la partie intitulée « Sujet », afin de relever les passages où il conteste les observations de son collègue. Si le linguiste réfute l’interprétation néoplatonicienne du sonnet, c’est que ce rejet lui permet de mettre en cause – et sans ambiguïtés – l’intuition « mystique » de Spitzer :

Le poète continue ses apostrophes à l’âme toujours silencieuse et après ses questions inaugurales il procède dans la partie conclusive du sonnet à un exposé sur le cler seiour que l’âme a hésité à rejoindre. En vain chercherait-on dans ses lignes le sens que Leo Spitzer essaye de leur imposer dans son interprétation du poème (1957, 219–23). Indeed the whole second half of the sonnet represents, nous dit-il, the fulfillement of the desires described in the first half, bien que la première moitié du sonnet mît en cause précisément l’absence de tels désirs. On se demande pourquoi la division usuelle du sonnet en deux quatrains et deux tercets doit produire in our particular case an effect of accelerando. Et où voit-on que, dans le prétendu envol de l’âme vers les cieux, it does what the French call « brûler les étapes » ? Et qu’est-ce qui pourrait nous faire croire que les tercets aux rimes plates mis en vogue par les sonnettiste français give the impression of a double wing beat, d’autant plus que l’aele métaphorique dans CXIII apparaît au singulier ! L’interprétation du texte proposée par Spitzer est basée non pas sur l’analyse des vers mais sur sa propre « réaction kinesthésique » empêchée de recevoir le consensus omnium par le manque of training at school of our general public in kinestetic matters. (321)

Dès la première phrase, Jakobson annonce en filigrane la thèse qu’il développe par la suite : l’hésitation entre le « cler sejour » et l’ici bas, entre le désir de l’Idée de Beauté et l’attraction pour les beautés terrestres. L’esprit militant ressort surtout des six phrases suivantes qui désapprouvent l’hypothèse de travail de son antagoniste. Tout tend à déstabiliser le « sens » que Spitzer a donné au sonnet par des formules qui insistent sur ses intuitions subjectives. Jakobson s’attaque d’abord à l’analyse proposée par Spitzer (« En vain chercherait-on dans ses lignes le sens que Leo Spitzer essaye de leur imposer dans son interprétation du poème »), en ne mentionnant que son essai de 1957, pour passer ensuite en revue une série de citations spitzériennes (signalées en italique) qui témoignent d’une interprétation intuitive, et aboutir enfin à la délégitimation de sa méthode analytique. Jakobson aspire à la mise en garde de cette « réaction kinesthésique » comme point de départ inductif qui infirme, d’après lui, toute analyse textuelle.

Il n’en va pas autrement dans le passage suivant :

Spitzer croit that the aesthetic secret of the sonnet lies mainly in the fact that the motif of the soul’s striving toward the Platonic idea is not only stated but embodied by rhythmical devices. Or le prétendu « secret esthétique » du sonnet est uniquement « affirmé » sans être véritablement démontré (embodied) dans l’essai du chercheur. Outre cela, l’essence du poème, loin de pouvoir être réduite à la prétendue poursuite de l’idée platonicienne, nous offre, comme les autres exploits du même auteur, un écheveau subtil de motifs antithétiques. [Risset] La façon dont Spitzer paraphrase cet épilogue ne trouve aucun appui dans le texte du poète : the soul, casting its glance back on the stretch of way it has wandered, is able to discern now on this earth, ce monde, reflections or copies of the archetype of the Idea of beauty. (322)

À une lecture qui voit l’âme prendre l’envol et rejoindre harmonieusement l’Idée de Beauté, Jakobson préfère une lecture qui s’appuie sur la structure antithétique du sonnet. Se trouve ainsi circonscrit l’enjeu militant de la partie intitulée « Sujet » : Jakobson rejette l’exégèse néoplatonicienne de ses prédécesseurs, alors que l’intertexte philosophique est confirmé par la critique actuelle29. Il soutient que « dans le sonnet, les questions que Du Bellay pose à son âme nous disent au contraire qu’elle se plaît dans l’obscur de nostre jour malgré la possibilité de s’envoler en un plus cler seiour ». Les « motifs antithétiques », que Jakobson relève également dans d’autres sonnets de l’Olive, refléteraient la lutte intérieure et insoluble entre l’attachement aux beautés terrestres et l’aspiration aux beautés célestes:

« Il famoso Sonnet de l’Idée di Du Bellay », comme l’appelle Spitzer dans son « testament spirituel » de 1960 (121), est composé de topoi, formules lyriques enracinées dans l’œuvre du jeune poète et dans son ambiance littéraire et privées de rapport intrinsèque au platonisme « ascensionnel » […]. Ainsi le thème de l’aile métaphorique et de l’envol trouve la même terminologie et phraséologie différemment appliquée dans les sonnets qui succèdent au CXIII. […] Il est à remarquer que le sonnet CXIII se trouve lié à plusieurs poèmes écrits par Du Bellay au début des années cinquante par un rapport qu’on pourrait appeler de ressemblance antithétique. (322–3)

Fernand Hallyn a très bien montré comment Jakobson, qui s’oppose à la lecture platonisante proposée par Spitzer, réduit l’importance du platonisme chez Du Bellay, entre autres à cause d’une lecture imprécise de La Deffence et illustration de la langue françoyse et de la critique bellayenne30. Il ajoute que « l’interprétation de Spitzer n’attribue nullement au sonnet CXIII de profondes spéculations platoniciennes. Le stylisticien se contente d’y relever une conformité avec les grands thèmes du platonisme tels qu’ils étaient fort répandus au xvie siècle en France »31. Ces motifs néoplatoniciens étaient en effet très courants chez les poètes pétrarquistes de la Pléiade32.

Après un mouvement désapprobateur dont le but était d’infirmer l’interprétation néoplatonicienne de Spitzer, toute critique militante doit passer à un discours qui soit à la fois propositionnel et porteur d’une nouvelle « vérité » :

Le sonnet CXIII est un bel exemple de ce jeu simultané de plusieurs antithèses que l’artiste – là on peut véritablement appliquer l’expression de Spitzer – not only stated but embodied. (326)

Jakobson dévoile enfin le principe fondamental de sa démarche militante : au « secret esthétique » de Spitzer qui n’est pas démontré car non démontrable, il oppose le « jeu simultané de plusieurs antithèses » qui se manifestent dans la « structure verbale » du sonnet. La hardiesse de Jakobson arrive jusqu’à l’appropriation astucieuse d’une formule spitzérienne (« not only stated but embodied ») pour l’appliquer à sa propre hypothèse de travail : ce qui est alors « embodied » dans le sonnet, c’est moins le « secret esthétique » que les ressemblances antithétiques. À une intuition subjective et quelque peu mystique s’oppose une démarche qui prétend être plus objective et scientifique car elle s’appuierait, à l’en croire le critique russe, sur la texture poétique du sonnet, à savoir sur sa composition et sur sa structure.

À partir de ce moment, l’essai de Jakobson interroge la construction grammaticale du sonnet, afin d’illustrer les parallélismes qui sont sous-jacents aux textes poétiques. Les « intuitions » de Spitzer affleurent de temps à autre, mais seulement pour être rejetées et pour faire le point sur une question théorique. La figure de Spitzer agit de leitmotiv dans le texte de Jakobson, ainsi que l’attestent les deux passages suivants. Dans le premier, l’enjeu assume toujours une connotation militante en faveur de la méthodologie jakobsienne :

« Language of Poetry », l’étude de Leo Spitzer discutée ci-dessus et centrée sur le sonnet CXIII de l’Olive, tranche la question sémantique et entrevoit sa difficulté causée par le caractère vague et vacillant propre aux significations lexicales : « Even when the context is given, all the speakers don’t always mean exactly the same when using a particular word ». Par conséquent, la compréhension ne dépend que du noyau sémantique des mots sur lequel tous les sujets parlants d’une langue se trouvent être d’accord, « while the semantic fringes are blurred » (p. 202). Or à côté des significations lexicales et phraséologiques, toute langue donnée dispose d’un riche système de significations grammaticales, et ces significations formelles – morphologiques aussi bien que syntaxiques – sont obligatoires et indispensables pour la compréhension ainsi que pour la production du discours. Elles n’admettent aucune « marge indécise », à l’exception des ambiguïtés soit brachilogiques, soit intentionnelles. (329)

Jakobson oppose à la « stylistique de la parole » de Spitzer une stylistique de la grammaire. En d’autres termes, il refuse le procédé spitzérien de subjectivisme car il suppose qu’une « marge indécise » de la sémantique invalide une compréhension univoque du message poétique. Au sémantisme du particulier proposé par Spitzer s’oppose le sémantisme du général qui prétend à l’objectivité nécessaire pour la compréhension de tout texte littéraire. Dans ce bref passage, l’essai « Language of Poetry » de Spitzer – où celui-ci illustre ses principes de stylistique – est pris à contre-pieds par Jakobson qui lui allègue « Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie », à savoir l’essai fondateur qui prône la poétique grammaticale33. Le militantisme se joue sur le camp des idées, mais ces idées ne prennent leur puissance que si elles se matérialisent dans des manifestes qui fondent, alimentent et amplifient le débat.

Si Spitzer n’est pas mentionné dans le texte, l’emploi du verbe « écarter » se rapporte explicitement à sa méthode :

Dans le sonnet CXIII de l’Olive, nous avons un bel exemple de la symétrie et de l’antithèse que tout sonnet d’art, selon les réflexions de Schlegel et Mönch, parvient à unifier in höchster Fülle und Gedrängtheit. Dans le langage serré de ce poème, la parataxe supprime les conjonctions coordonnantes et l’antithèse réussit à abolir les mots négatifs. Ce sont deux classes grammaticales entièrement écartées de notre texte. D’après Stravinsky, « procéder par élimination – savoir écarter, comme on dit au jeu –, telle est la grande technique du choix. Et nous retrouvons ici la recherche de l’Un à travers le Multiple ». (329)34

D’après Jakobson, Spitzer n’apercevait dans le sonnet CXIII que des tensions ontologiques : « Bref les irrégularités et asymétries illusoires que Spitzer croit discerner dans certaines sections du texte comme “reflets de notre inquiétude” nous révèlent au contraire une structuration profondément paralléliste du sonnet entier » (331). Quant à Jakobson, il ne voit que des symétries et des antithèses qui créent moins des tensions qu’un mouvement de ressemblances bien accordées. Cette unification idéalisée du sonnet est possible grâce à deux procédés grammaticaux – la parataxe et l’antithèse – qui suppriment respectivement les « conjonctions coordonnantes » et les « mots négatifs ». Ce qui peut paraître sinon polémique, du moins assez sarcastique à l’égard de Spitzer, comme s’il s’agissait d’une attaque ad personam, c’est la redéfinition de la notion d’écart à partir d’un passage tiré de la Poétique musicale sous forme de six leçons d’Igor Strawinsky : la technique du choix et du rejet grammatical, qui est à la base de la création artistique, est une allusion explicite, sur le plan herméneutique, à la démarche de l’écart théorisée par Spitzer. Le renvoi à Strawinsky assure une lecture néoplatonicienne du sonnet, comme l’opposition entre le Multiple et l’Un ou entre le désordre terrestre et l’harmonie des sphères célestes – mais non pas ce « mouvement ascensionnel » néoplatonicien que Jakobson avait rejeté.

Entre empirisme et rationalisme

La critique littéraire et les linguistes ont relevé les limites de l’approche jakobsienne et les limites de sa lecture du sonnet CXIII de l’Olive. Fernand Hallyn a insisté sur les faiblesses analytiques, dues en partie à des lectures imprécises et à des conclusions hâtives35. Si l’on songe à l’articulation entre la construction linguistique du sonnet et une interprétation qui tient compte du contenu du poème, il est bon de souligner, comme l’a fait Nicolas Ruwet, les limites de toute analyse qui se concentre exclusivement sur les parallélismes poétiques : « comme leurs effets ne sont souvent reliés qu’indirectement à la représentation logico-sémantiques des énoncés […], il est sans doute totalement illusoire de croire qu’on pourra jamais en fournir des descriptions complètes. C’est ici que des disciplines traditionnelles, telles que la philologie, histoire littéraire, ou la critique thématique ou autre, reprennent leurs droits »36. C’est dans cette direction que les seiziémistes ont orienté leurs études, en interrogeant parfois les écarts par rapport au sonnet italien de Bernardino Daniello imité par Du Bellay37, et, d’autres fois, en indiquant les sources du sonnet38. La critique prend également les distances avec certaines considérations de Jakobson. Olivier Millet remarque, dans son édition récente de l’Olive, que « l’aile bien empanée » du vers 8 « n’a rien de grotesque, contrairement à ce que pense Jakobson »39. Comme l’a bien montré Lionello Sozzi40, le renvoi philosophique est au Phèdre de Platon41 et aux « alis bene plumantibus » mentionnées dans le De hominis dignitate de Pic de la Mirandole. Yvonne Bellenger n’hésite pas non plus à affirmer, dans la réédition de l’Olive d’Henri Chamard, que l’essai de Jakobson est un « examen structuraliste très élaboré et très fouillé du sonnet, mais en fin de compte peu probant et peu enrichissant »42.

Le ton de Jakobson n’est jamais polémique, au contraire, on reste toujours dans le cadre d’un échange qui maintient le bon goût d’une conversation intellectuelle à distance. Ce ne pouvait pas être autrement : pour les mélanges du soixantième anniversaire de Jakobson, Spitzer offre une notule étymologique sur le terme tchèque « figl »43 ; et vice-versa, Jakobson participe avec une étude sur le mystère burlesque du Moyen Âge dans les Studia philologica et litteraria in honorem L. Spitzer pour ses soixante-dix ans44. Cet échange intellectuel se concrétise par une série de publications scientifiques, même après la mort de Spitzer, ce qui fait penser à un militantisme d’idées. Jakobson, bien au-delà de la mort de Spitzer, continue à critiquer la méthode du philologue viennois au profit d’une démarche poético-linguistique qui a la prétention d’être objective. Malgré la présence constante de la figure de Spitzer tout au long de l’étude du linguiste russe, jamais celui-ci ne vise une attaque personnelle de son collègue.

Entre les deux auteurs il y a un écart méthodologique qui ne peut guère être réduit. Spitzer s’intéresse avant tout à une stylistique des intentions de l’auteur, notamment au décodage du sens que le poète inspiré a conféré à son texte. La recherche du sens perdu s’appuie sur une lecture subjective et intuitive, limitée pourtant par l’érudition littéraire de l’exégète. La stylistique descriptive de Jakobson aboutit à une stylistique des effets, soit à l’analyse grammaticale de la signification inscrite dans le Texte littéraire et qui procède de celui-ci. La part du contexte historique et littéraire se trouve réduite car on s’intéresse essentiellement aux lois générales qui transcendent les modalités de production de tout texte littéraire. Ce qui oppose Spitzer à Jakobson, c’est la tension irrésolue et permanente qui résulte de l’antagonisme entre l’herméneutique et l’empirisme, d’une part, et, d’autre part, la prétention à la scientificité exacte de la linguistique et d’un certain rationalisme grammatical appliqués aux textes littéraires.

En guise de conclusion, nous aimerions citer le mot de remerciement – peut-être plein d’humour involontaire – que Enrico Cerulli avait prononcé après la communication tenue par Jakobson à l’Accademia Nazionale dei Lincei : « Debbo poi, infine, ringraziare Roman Jakobson per averci ricordato la cara figura di Leo Spitzer, di cui noi tutti all’Accademia serbiamo la più grata memoria e, in modo particolare – permettetemi di dire – io stesso ricordo una discussione che ebbi con lui [« come era ingegnoso tutto quanto egli produceva…»] Grato dunque a Roman Jakobson anche per questa rievocazione di Leo Spitzer che a noi è qui particolarmente caro e, ancora una volta, tutti i nostri sinceri e cordiali ringraziamenti »45. Laissons ouverte la question de savoir si Enrico Cerulli n’a pas réussi à saisir en détail la conférence de Jakobson – ce qui n’est pas improbable, surtout s’il a été confronté avec la complexité de la version publiée. Reste le fait que le rappel de la figure de Spitzer constituait moins un hommage cordial qu’une cible dont on contestait la méthode. Cerulli prend peut-être la défense d’un collègue estimé et, par conséquent, milite avec ironie en faveur de la méthodologie fort « ingénieuse » d’un grand absent et contre celle de l’intervenant présent.


  1. Sur ce manifeste littéraire, voir Joachim Du Bellay, Œuvres complètes, t. I : La Deffence, et illustration de la langue françoyse, éd. Francis Goyet (Paris : Champion, 2003). Pour une bibliographie sur ce traité, voir Joachim Du Bellay, La Deffence et Illustration de la langue françoyse, éd. Henri Chamard (Paris : STFM, 1997 [1948]), xiii–xxvii.

  2. Voir la préface à l’Olive de 1550 : « Je mis en lumiere ma Deffence et Illustration de la langue Françoise : ne pensant toutefois au commencement faire plus grand œuvre qu’une epistre, et petit advertissement au lecteur », dans Œuvres complètes, t. II, sous la dir. d’Olivier Millet (Paris : Champion, 2003), 153.

  3. Mis à part les deux articles dont il sera question dans cette étude, voir surtout Robert V. Merrill, « A Note on the Italian Genealogy of Du Bellay’s Olive, sonnet CXIII », Modern Philology (1926–1927) : 163–6 ; Jacques Horrent, « Défense et illustration de l’Olive », Cahiers d’analyse textuelle 10 (1968) : 93–116 ; Fernand Hallyn, « Du Bellay : Si nostre vie… », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance (1977) : 51–65.

  4. Paru dans Language : an Enquiry into Its Meaning and Function, éd. Ruth N. Anshen (New York : Harper, 1957) : 201–31.

  5. Publié dans Cultura Neolatina, Bollettino dell’istituto di filologia romanza, XX/1 (1960) : 109–28.

  6. « Vi sono grato di questo invito a parlare sullo sviluppo di un metodo applicato alla lettura di testi poetici: metodo che si chiama, credo, spitzeriano » (« Sviluppo di un metodo », 109).

  7. Voir Gianfranco Contini, « Tombeau de Leo Spitzer », in Id., Varianti e altra linguistica: una raccolta di saggi (1938–1968) (Torino : Einaudi, 1970), 651–60, notamment 657–9. Voir aussi les nombreuses études de Spitzer publiées en Italie dans les années soixante : Cinque saggi di ispanistica, éd. Giovanni Maria Bertini et Roberto Radicati di Marmorito (Torino : G. Giappichelli, 1962) ; L’armonia del mondo : storia semantica di un’idea (Bologna : Il Mulino, 1963 et 1967) ; Critica stilistica e semantica storica, éd. Alfredo Schiaffini (Bari : Laterza, 1966; paru déjà en 1954 et 1965 avec le titre Critica stilistica e storia del linguaggio) ; Marcel Proust e altri saggi di letteratura francese moderna, con un saggio introduttivo di Pietro Citati (Torino : Einaudi, 1971).

  8. Leo Spitzer, « Art du langage et linguistique », Id., Etudes de style (Paris : Gallimard 1970), 45–78. À propos de cette méthode, voir infra.

  9. Michel Arrivé trace l’histoire de cette agonie, voir « Postulats pour la description linguistique des textes littéraires », Langue Française: la stylistique, éd. Michel Arrivé et Jean-Claude Chevalier, 3 (1969) : 3. Pour un tableau historique des études stylistiques, voir Karl Cogard, Introduction à la stylistique (Paris : Flammarion, 2001), 26–86.

  10. Arrivé, « Postulats pour la description linguistique », 3.

  11. Langue Française 3 (1969) : 34–45 : les limites de la notion d’écart sont étudiées d’après la stylistique de la parole. L’auteur préfère une approche sémiologique qui s’appuie sur la théorie des fonctions du langage.

  12. Langue Française 3 (1969) : 14–31.

  13. Dominique Combe, La pensée et le style (Paris : Editions Universitaires, 1991), 23. Sur la stylistique, voir aussi The Stylistics Reader : from Roman Jakobson to the Present, éd. Jean-Jacques Weber (London etc. : Arnold, 1996) ; et Jean-Michel Adam, Le style dans la langue : une reconception de la stylistique (Lausanne : Delachaux et Niestlé, 1997).

  14. Voir Roman Jakobson, Essais de linguistique générale (Paris : Editions de Minuit, 1963), 248.

  15. Tzvetan Todorov, « Poétique », dans Qu’est-ce que le structuralisme ? 2 (Paris : Seuil, 1968–1973), 19.

  16. Roland Barthes, « La mort de l’auteur », dans Id., Le Bruissement de la langue (Paris : Seuil, 1984 [1968]), 61–7 ; Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », dans Id., Dits et écrits: 1954–1988, t. I. : 1954–1969, éd. Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange (Paris : Gallimard, 1994 [1969]), 789–821.

  17. Roman Jakobson, « “Si notre vie” », dans Premarinismo e pregongorismo, atti del convegno internazionale di Roma, 19–20 aprile 1971 (Roma : Accademia Nazionale dei Lincei, 1973), 165–95.

  18. Roman Jakobson, « “Si nostre vie” : observations sur la composition & structure de motz dans un sonnet de Joachim Du Bellay », dans Id., Questions de poétique (Paris : Seuil, 1973), 319–55 (nos références entre parenthèses renvoient à cette édition).

  19. Jakobson, « “Si nostre vie” : observations sur la composition », 219–33.

  20. La Deffence et illustration de la langue française de Du Bellay répond aux thèses défendues dans l’Art poëtique françois de Thomas Sébillet (1548). Plusieurs textes s’insurgent contre les thèses de Du Bellay concernant la poésie nationale : la préface à l’Iphigénie de Th. Sébillet (1549), la Replique aux furieuses defenses de Louis Meigret (1550) de G. des Autels et enfin le pamphlet anonyme Quintil Horatian de Barthélemy Aneau (1550). Du Bellay réplique à ses adversaires dans l’avis au lecteur de la deuxième édition de l’Olive (1550).

  21. Les études sur Du Bellay que Jakobson cite dans sa bibliographie sont soit datées, soit lacunaires (il ne connaît pas, par exemple, l’article de Horrent, « Défense et illustration », ou le volume de Guido Saba, La poesia di Joachim Du Bellay (Messina–Firenze : G. D’Anna, 1962).

  22. Du Bellay, La Deffence, 69, livre II, 10.

  23. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, éd. Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Bibliothèque de la Pléiade (Paris : Gallimard, 1945), 366.

  24. Hendrik van Gorp et al., Dictionnaire des termes littéraires (Paris : Champion, 2005), sub verbo « étymon ».

  25. Van Gorp, Dictionnaire des termes littéraires.

  26. Hallyn, « Du Bellay », 52, s’est intéressé à la contextualisation de l’étude de Spitzer à l’intérieur de son œuvre. En regardant de plus près les Romanische Stilstudien 1936–1956, il conclut qu’elle est « complémentaire de l’analyse interne, « anhistorique », d’une ballade de Villon : l’ensemble de ces deux études vise à illustrer les deux voies complémentaires permettant de justifier une précompréhension : l’analyse interne qui vérifie la pertinence de l’intuition dans le texte (c’est le but poursuivi dans l’étude sur Villon) et la comparaison avec d’autres textes qui doit prouver que l’intuition touche bien à ce qui fait l’unicité du texte considéré (c’est le but de l’étude de Du Bellay). En toute rigueur, les deux démarches devraient, bien entendu, être appliquées conjointement au même texte ».

  27. Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », dans Id., Essais de linguistique générale : les fondations du langage, tr. de l’anglais et préfacé par Nicolas Ruwet (Paris : Editions de Minuit, 1963), 209–48 (déjà paru en anglais sous le titre « Closing statements : Linguistics and Poetics », dans Style in Language, éd. Thomas Albert Sebeok (Cambridge : MIT-Press, 1960).

  28. Hallyn, « Du Bellay », 53.

  29. R. Jakobson mentionne les études d’Edouard Bourciez, Les Mœurs et la Littérature de cour sous Henri II (Paris : Hachette, 1886) ; Henri Chamard, Histoire de la Pléiade, t. I (Paris : Didier, 1939) ; Joseph Vianey, Les Regrets de Joachim Du Bellay (Paris : STFM, 1930) ; Verdun-Louis Saulnier, Du Bellay, l’homme et l’œuvre (Paris : Boivin, 1951). Dans sa bibliographie, on trouve également les études de R. V. Merrill et W. Mönch, mais il ne cite pas André-Jean Festugière, La Philosophie de l’amour de Marsile Ficin et son influence sur la littérature française au XVIe siècle (Paris : Vrin, 1941).

  30. Hallyn, « Du Bellay », 61.

  31. Hallyn, « Du Bellay », 61.

  32. Voir par exemple les études de Robert V. Merrill, The Platonism of Joachim Du Bellay (Chicago : University of Chicago Press, 1925) ; et Festugière, La Philosophie de l’amour.

  33. Roman Jakobson, « Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie », dans Id., Questions de poétique, 219–33 ; voir aussi, dans le même volume, « Le parallélisme grammatical et ses aspects russes », 234–79.

  34. Cité dans I. Strawinsky, Poétique musicale sous forme de six leçons (Cambridge, Mass., 1942), 47.

  35. Voir supra l’étude de Hallyn, « Du Bellay ».

  36. Nicolas Ruwet, « Parallélismes et déviations en poésie », dans Langue, discours, société. Pour Emile Benveniste, éd. par Julia Kristeva, Jean-Claude Milner et Nicolas Ruwet (Paris : Seuil, 1975), 346–7.

  37. Horrent, « Défense et illustration ».

  38. Lionello Sozzi, « Le ali dell’anima: a proposito di un sonetto di Du Bellay », dans Lettura e ricezione del testo, atti del convegno internazionale di Lecce, 8–11 ottobre 1981, éd. Barbara Wojciechowska Bianco (Lecce : Adriatica editrice salentina, 1981), 487–500 ; George Hugo Tucker, « Les Allégories du silence, allégories de la réécriture, chez Joachim Du Bellay », dans (Ré)interprétations : études sur le seizième siècle, éd. John O’Brien, Michigan Romance Studies 15 (Ann Arbor, Michigan : Department of Romance Languages 1995), 33–54 (intertexte plotinien) ; commentaire d’Olivier Millet au sonnet CXIII dans Du Bellay, Œuvres complètes, t. II, 269 et 470–1 (un sonnet de Vittoria Colonna comme source du dernier vers).

  39. Du Bellay, Œuvres complètes, t. II, 470.

  40. Sozzi, « Le ali dell’anima ».

  41. Platon, Phèdre, notice de Léon Robin, texte établi par Claudio Moreschini et traduit par Paul Vicaire (Paris : Les Belles Lettres, 1985), 246 a–c.

  42. Joachim Du Bellay, Œuvres poétiques, t. I : L’Olive, L’Antérotique, XIII Sonnetz de l’Honneste Amour, éd. Henri Chamard, mise à jour par Yvonne Bellenger (Paris : STFM, 1996), 203.

  43. L. Spitzer, « Figl. », dans For Roman Jakobson : Essays on the Occasion of His Sixtieth Birthday, éd. Morris Halle et al. (The Hague : Mouton, 1956), 503.

  44. Roman Jakobson, « Medieval Mock Mistery (The Old Czech Unguentarius) », dans Studia philologica et litteraria in honorem L. Spitzer, éd. Anna Granville Hatcher et Karl-Ludwig Selig (Bern : Francke Verlag, 1958), 245–65.

  45. Jakobson, « “Si nostre vie” : observations sur la composition », 196.





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