À la recherche d’un ethos critique

Alexandre Prstojevic

L’Histoire retrouvée

Il n’y a pas longtemps encore, l’histoire de l’art, en particulier l’histoire de la littérature, n’était pas une science, mais une causerie. Elle suivait toutes les lois de la causerie. Elle passait allégrement d’un thème à l’autre et le flot lyrique de paroles sur le raffinement de la forme faisait place aux anecdotes puisées dans la vie de l’artiste ; les truismes psychologiques alternaient avec les problèmes relatifs au fond philosophique de l’œuvre et à ceux du milieu social en question. C’est un travail si facile et si rémunérateur que de parler de la vie, de l’époque à partir des œuvres littéraires ! Il est plus facile et plus rémunérateur de copier un plâtre que de dessiner un corps vivant1.

Depuis ce mémorable appel écrit en 1921 par Roman Jakobson qui réunit sous l’étendard du Formalisme certains des esprits les plus brillants d’une époque trouble où la Russie vivait entre deux régimes politiques, la pensée de la littérature a fait du chemin. Au Cercle linguistique de Moscou a succédé celui de Prague. Ce dernier, par influences interposées, a fourni sa matrice conceptuelle au structuralisme français des années 1960–70, dans lequel, plus tard, le postmodernisme américain a puisé son inspiration. De l’idéal scientifique des années vingt aux jeux conceptuels en vogue au tournant du millénaire, la théorie littéraire a vécu une évolution qui semblait devoir naturellement aboutir au silence. Mais voilà qu’un siècle après les débuts moscovites de Jakobson, ce curieux exercice de l’esprit consistant à parler de la littérature sans autre finalité que rehausser le plaisir et l’entendement du texte semble retourner à ses origines et l’histoire directe, franche, alimentée par l’archive faire sa réapparition. Mais sous une forme nouvelle. Assagie par son expérience scientifique. Un peu sonnée aussi, il faut l’avouer, par l’épisode de la structure. Une dame d’un grand âge retournant aux paysages de son enfance. Aux livres, à leur histoire. Aux auteurs. À leurs vies. À la culture enfin et à la civilisation qui l’a rendue possible. Une histoire non point positiviste, sèche, coupable de rater l’objet même de son propos, comme l’affirmait dans les années soixante la Nouvelle Critique, mais dotée d’une sereine maîtrise de ses moyens.

Dans un paysage académique dominé par des historiens de métier (Roger Chartier – histoire du livre ; François Azouvi – histoire de la philosophie ; Christian Jouhaud et François Dosse – histoire de la culture), William Marx est l’un des rares spécialistes de la littérature – ancien élève de l’ENS, agrégé de lettres classiques, professeur de littérature comparée à Paris X – à s’être donné pour tâche de parler des textes à la fois du point de vue poétique et historique. S’il étaie systématiquement son raisonnement par des faits matériels ayant trait à l’histoire des idées, ce n’est aucunement par amour de la causerie, mais en raison de la conviction que l’étude d’un fait conditionné par le temps ne peut faire l’économie de l’Histoire. En vérité, le mot « littérature », comme il le rappelle dans chacun de ses livres, n’évoque pas les mêmes réalités selon l’époque à laquelle l’on se place pour en parler. Cette vérité simple devient, sous la plume de William Marx, un sujet d’étude à soi seul. Derrière les thèmes apparents de ses ouvrages – la critique moderne, la littérarité après la Révolution, la vie du lettré, le tragique, l’antilittérature –, on perçoit un discours second, mettant au jour les métamorphoses séculaires de l’art d’écrire. La conscience de cette historicité, certes, n’est pas nouvelle – on la trouve sous la plume de Tynianov en 1927 déjà –, mais après une si longue domination de la « théorie – science » qui péchait souvent par une excessive décontextualisation de son objet d’étude, le retour aux fondamentaux est salutaire.

La quête de la littérature

La Naissance de la critique moderne (2005) révélait déjà un auteur soucieux de précision documentaire. Une connaissance intime de l’œuvre de T. S. Eliot et de Paul Valéry jointe à un évident plaisir de recherche archivistique et poétique a donné un livre important sur les conditions d’apparition d’une critique formaliste en France et en Angleterre. Et ce n’est pas le moindre mérite de cette première étude de William Marx que d’avoir révélé un formalisme proprement ouest-européen venu au monde presque en même temps que celui initié par les cercles de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Néanmoins c’est avec L’Adieu à la littérature, paru la même année, que William Marx semble définitivement établir sa méthode. Une enquête historique de plus grande envergure (xviiiexxe siècle) et une thèse plus audacieuse – celle d’une évolution de la littérature occidentale en trois phases pour ainsi dire dialectiques, mais d’une dialectique toute négative puisqu’elle aboutit à la crise actuelle du livre – ont déjà fait de ce travail un classique de la critique française, en tout cas un repère incontournable pour quiconque s’intéresse à la littérature du tournant du millénaire.

La Haine de la littérature, qui vient de paraître aux Éditions de Minuit, parachève le mouvement de pensée que l’on vient d’esquisser. Prenant pour sujet le discours antilittéraire depuis sa première formulation dans La République de Platon jusqu’aux déclarations populistes de Nicolas Sarkozy à propos de La Princesse de Clèves, cet ouvrage permet de comprendre la manière dont la société a constitué la littérature, par la voix de certains de ses représentants, de l’extérieur et en la rejetant explicitement. Dans cette histoire vieille de vingt-cinq siècles, William Marx révèle des leitmotive logiques, discursifs, politiques, idéologiques. D’abord, le procès que l’on intente à la poésie au nom de l’autorité, c’est-à-dire du droit qu’aurait l’artiste de parler du monde ; mais aussi celui fait au nom de la vérité, car la littérature « ne vaut rien face à la science » ; celui également de la moralité de l’acte littéraire puisque l’art a la fâcheuse tendance à contester les normes ; celui enfin mené au nom de la société qui s’interroge sur le droit des poètes à parler pour la communauté. Il s’agit, on le voit, de quatre variations d’un même motif, qui ne changera pas significativement au fil du temps. C’est d’ailleurs pourquoi William Marx, au lieu d’en exposer chronologiquement l’histoire, opte pour une présentation analytique de ses manifestations les plus saillantes : les propositions de Platon, bien sûr, mais également l’attitude des Pères de l’Église animés d’une passion antilittéraire aussi longtemps que la littérature est synonyme du paganisme, c’est-à-dire grosso modo jusqu’au xiiie siècle ; les critiques d’un certain Tanneguy Le Fèvre fils, aujourd’hui justement oublié, qui publie en 1687, à Amsterdam, De futilitate poetices (Futilité de la poésie) ; les réflexions consternantes d’un certain Charles Percy Snow qui, le 7 mai 1959, prononce à Cambridge une conférence intitulée Les Deux Cultures et la révolution scientifique, essence même du discours antilittéraire mené au nom de la science triomphante et qui aura une certaine influence dans le monde anglo-saxon où elle fut lue et analysée par des générations d’étudiants.

En dix ans, l’analyse de trois discours interdépendants – le discours critique (La Naissance), le discours fictionnel (L’Adieu), le discours antilittéraire (La Haine) – a permis de fixer les contours d’un art radicalement protéiforme. Insistons derechef sur l’élargissement du champ de l’investigation : de cinquante ans (La Naissance de la critique moderne) à vingt-cinq siècles (La Haine de la littérature), de l’étude minutieuse d’un phénomène « local » à la « longue durée » braudélienne d’une civilisation. Le mouvement est naturel si l’on tient compte de la motivation profonde de l’auteur. Car, pour ce grand érudit, il s’agit en réalité de comprendre la passion qui a dévoré sa vie. Le fait pourrait être banal si cette interrogation n’avait produit une œuvre : un ensemble d’ouvrages qui s’inscrivent dans le champ qu’ils explorent, le font évoluer, le modifient. En vérité, il y a, chez William Marx, une authentique hantise de la création, une volonté de sortir de l’enclave universitaire, aujourd’hui paradoxalement de plus en plus réduite à mesure que le nombre de Facultés augmente, comme si cette massification de l’enseignement supérieur, loin de rehausser le niveau général des connaissances, ne faisait que l’abaisser et détourner le public – lui, en revanche, de plus en plus rare – de sa production intellectuelle. Il est question d’un véritable désir de l’écriture, comme si la nature profonde de cet universitaire reconnu le portait à exécuter l’ordre qu’en réponse au sévère Raymond Picard relevant, au milieu des années soixante, les erreurs d’analyse dont le Sur Racine, il faut l’avouer, n’était pas exempt, Roland Barthes intimait à la critique littéraire : devenir à son tour littérature.

De l’étude savante à l’essai

Dans l’œuvre de Marx, une incontestable évolution du style accompagne les avancées thématiques. Certes, le premier volet, issu d’une thèse de doctorat, se devait de répondre aux exigences d’un exercice intellectuel ardu. Mais l’on y remarquait déjà la recherche d’un phrasé agréable, d’une période longue et minutieuse s’achevant par une formule brève, parfois un peu brusque, mais toujours efficace, marquant l’esprit du lecteur sans toutefois sacrifier la finesse de l’analyse qui l’amenait. Dans L’Adieu à la littérature, rédigé sans contraintes universitaires, le style de l’auteur se libérait davantage, la phrase s’affinait et se condensait. La formule se faisait toujours plus vive. La structure de l’ensemble, plus dépouillée, gagnait en lisibilité. Autant dire que l’auteur ne renonçait encore ni au public lettré ni aux spécialistes. Le choix semble établi dans le troisième volet qui délaisse la tonalité propre aux ouvrages universitaires. L’érudition est toujours remarquable et les sources sont savamment exploitées mais, pour la première fois, elles alimentent un travail situé hors de l’espace académique strict. La longue marche d’un savant – La Naissance, L’Adieu, La Vie du lettré, Le Tombeau d’Œdipe, La Haine – aboutit à la sortie de son espace vital. La thèse est devenue essai. Les premiers commentateurs de La Haine de la littérature saluent d’ailleurs ce changement qui incite à s’interroger sur le sens de l’acte critique aujourd’hui. La Haine, on l’a déjà souligné, parachève une longue réflexion sur la littérature : sur son évolution, sur sa constitution, sur sa position et peut-être aussi, dans une moindre mesure, sur son sens. Elle est le terme d’un processus de mûrissement identitaire conduisant de l’érudition à l’engagement comme si le discours contemporain sur l’art ne se satisfaisait plus de l’idéal d’objectivité emprunté aux sciences exactes. Il s’agit peut-être – de manière tout à fait implicite et quelque peu inconsciente, en tout cas inavouée – de s’opposer à la forme la plus agressive de cet idéal : l’effacement de l’homme dans les sciences humaines au cours des années 1960–80. Cette attitude nouvelle se lit dans le retour aux questions sur la nature du fait littéraire, sur la place de la création et du créateur dans la cité, sur l’historicité même de notre conception de l’art. Elle est manifeste dans l’attention portée à la fois à l’histoire, à la sociologie et à la poétique, dans un rééquilibrage et une diversification des outils d’analyse, mais surtout dans le fait de remettre – directement ou indirectement – la figure humaine au centre de la réflexion. Autant dire qu’il est question d’un important réinvestissement du champ critique dont le corollaire est la transformation du savant en écrivain et du professeur en intellectuel.


  1. Roman Jakobson, « Du réalisme en art », in Tzvetan Todorov, Théorie de la littérature : textes des Formalistes russes, Point Essais (Paris, Seuil, 2001), 98.





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