Balzac et la ténébreuse naissance du roman policier
André Vanoncini
Honoré de Balzac, Une ténébreuse affaire, La Comédie humaine viii, éd. et publ. sous la dir. de Pierre-Georges Castex, Bibliothèque de la Pléiade (Paris : Gallimard, 1989).1
Avec Balzac, et plus encore avec Une ténébreuse affaire, on touche à certaines des figures originaires de ce qui prendra bien plus tard l’identité générique du roman policier. Aussi les conditions épistémologiques qui ont pu favoriser l’émergence de ce type de récit ont-elles fait l’objet de commentaires substantiels et stimulants2.
Quant à l’exemple même d’Une ténébreuse affaire, il a bénéficié d’une attention critique sélective, certes, mais souvent nourrie d’une haute compétence analytique. Il est vrai qu’après une phase initiale d’échos défavorables, l’œuvre a suscité l’intérêt valorisant de Brunetière, d’Alain, de Claudel, de Proust, qui s’inspire de la scène finale pour ressusciter de Marsay et lui faire révéler les dessous de L’Affaire Lemoine. Roger Caillois y voit même un texte « pivot » où « l’agent secret remplace la poursuite par l’investigation, la vitesse par l’intelligence, la violence par la dissimulation »3.
Plus récemment, les chercheurs spécialisés ont précisé ce statut innovateur du roman4. Il ressort de ces études que Balzac, comme il l’a déjà fait auparavant, y combine et réinterprète plusieurs modes romanesques de son époque, tels que les registres historique, noir, sentimental, politique ou judiciaire5. Or, s’il est indéniable que l’œuvre se réfère à une multiplicité de genres contemporains à sa création, il paraît de même fort probable qu’elle renvoie par anticipation à plus d’une seule variante du roman policier. C’est l’hypothèse qu’il s’agit de vérifier d’abord.
Mesuré à l’aune du récit d’énigme, Une ténébreuse affaire présente une série de traits que les futurs théoriciens jugeront indispensables au bon fonctionnement de ce modèle. Ainsi le roman présente-t-il une série d’énigmes, d’investigations et de solutions. Il confine son action dans l’espace restreint autour de la ville de Troyes, Paris étant mentionné mais non pas représenté, alors que le déplacement de la protagoniste sur le champ de bataille d’Iéna marque la rupture et la fin des structures fondatrices de ce lieu. Le texte, enfin, accorde dans certaines parties une fonction décisive aux indices et aux traces, au point d’inaugurer une des dimensions-clé du roman policier. Les conclusions tirées de l’analyse d’un bouton d’uniforme (592), d’une empreinte de fer à cheval (599–600, 624, 630, 636, 660) ou de restes de plâtre sur un vêtement (657, 661, 664) annoncent une technique qui fera servir exclusivement les matériaux diégétiques du récit à l’univers logico-déductif de l’enquête.
Il n’en reste pas moins qu’Une ténébreuse affaire ne respecte pas les contraintes formelles et fonctionnelles d’une narration policière. Comme le dit Pierluigi Pellini : « Nous sommes face à un roman sur la police qui présente de nombreux traits thématiques mais non pas la structure narrative du “polar” »6.
L’œuvre de Balzac combine en effet trop d’intrigues, d’enjeux, et d’instances de perception diverses pour satisfaire à l’exigence d’unité et de concentration propre au roman d’énigme. Les affaires ténébreuses y sont au nombre d’au moins quatre : la première remonte au temps de la Terreur, où l’on voit, pendant une émeute, le groupe des nobles, c’est-à-dire Laurence de Cinq-Cygne, les jumeaux Simeuse et le frères d’Hauteserre se défendre contre le Conventionnel Malin, qui, par la suite, réussira néanmoins à s’emparer d’une grande partie de leurs biens ; la deuxième se situe en 1800, au moment où Fouché, Talleyrand, Sieyès, Carnot et Malin spéculent sur une défaite de Napoléon à Marengo pour tenter de se saisir du pouvoir vacant ; la troisième intervient en 1803, les jeunes nobles étant rentrés de leur exil allemand en France afin de participer à la conspiration antinapoléonienne conduite par Cadoudal ; la quatrième enfin se passe en 1806, année où Malin, devenu Sénateur, se fait enlever, puis libérer par des ravisseurs dans lesquels la cour d’assises de Troyes croit reconnaître les nobles, assistés de leur régisseur Michu.
Or, le récit de Balzac ne se prive pas de bousculer cet enchaînement par des anachronies et des ellipses, sans vouloir recourir d’ailleurs à la fameuse formule rétroactive qu’Edgar Allan Poe lancera en 1842. Il présente de plus des coïncidences que les futures réglementations jugeraient contraires aux lois du genre7. Surtout, il omet de canaliser l’information à l’intention d’un acteur investi de fortes compétences d’observation et d’analyse. Fouché, ses sbires Corentin et Peyrade, comme d’ailleurs leur antagoniste Michu, possèdent tous les facultés du détective et du manipulateur. Mais leurs niveaux de connaissance, sous l’effet de l’inimitié, de la rivalité ou de la méfiance, se contrecarrent. Même la voix du narrateur, pourtant peu avare de sentences et de prédictions, ne permet guère à son destinataire de mieux s’orienter dans ce récit hautement complexe, « un des plus difficiles à lire », comme le fait justement remarquer Alain8.
Il paraît possible dès lors d’affirmer qu’Une ténébreuse affaire, davantage que le prototype du roman d’énigme, propose les formes de ce qu’on appellera le roman à suspense9. Ce dernier, comme on le sait, attribue le rôle-clé à des personnages qui se débattent au milieu d’un piège, de manière à s’y enfoncer de plus en plus profondément.
Tel est sans doute le cas du groupe dominé par Laurence de Cinq-Cygne. Tous ses représentants se trouvent menacés presque en permanence par les agissements de Malin, de Corentin et de Fouché. Seul Michu sait déployer une énergie malfaisante comparable, même s’il lui manque les moyens d’intervention et la sophistication technique de ses adversaires.
La compétence de ces agents secrets est foncièrement tributaire de l’histoire politique et sociale de la France depuis 1789. Les régimes qui se succèdent après la chute de la monarchie absolue ont en effet tous besoin de défendre activement une légitimité que le pouvoir antérieur avait pu incarner par son autorité séculaire. Dans cette optique nouvelle, il s’agit de devancer les mouvements d’adversaires et de rivaux en s’offrant la maîtrise de l’information. Une situation d’instabilité intérieure et de guerre extérieure, comme la France la connaît depuis 1792, nécessite l’intervention permanente de services secrets pour assurer au pouvoir sa capacité d’agir.
Napoléon ne fait pas exception à cet égard : combattu par le parti qu’il empêche de retrouver une légitimité d’ancien régime, il réagit par la répression, certes, mais ne fait pas entièrement confiance pour autant à ses soutiens qui l’ont investi d’une autorité de nouveau régime. Balzac dit justement : « Le malheur des usurpateurs est d’avoir pour ennemis et ceux qui leur ont donné la couronne, et ceux auxquels ils l’ont ôtée » (553). L’ambiguïté d’une telle position détermine aussi ce que Luc Boltanski caractérise comme « roman d’espionnage » :
Le roman policier met en scène un État en état de paix. Le roman d’espionnage, un État en état de guerre […] Le roman d’espionnage est donc, par construction, politique puisqu’il a pour objet la lutte que mène un collectif – celui qui incarne l’État-nation – contre un autre collectif qui en est l’ennemi, que ce collectif soit nommé – comme lorsqu’il s’agit d’un autre État-nation – ou qu’il demeure flou – comme c’est le cas quand l’État doit se défendre contre des menées subversives mal identifiées10.
On n’est donc pas surpris qu’Une ténébreuse affaire, parmi les œuvres de La Comédie humaine, contienne un nombre atypiquement élevé d’éléments de suspense. D’emblée, nous y voyons Michu nettoyer « une lourde carabine rayée », dont il est précisé que, dans le département de l’Aube, personne ne se sert pour chasser le gibier (502). Par la suite, nous assistons à des manœuvres de dissimulation, de tromperie, de diversion et de course-poursuite dignes d’un scénario hitchcockien.
Corentin, accouru de Paris, déploie toutes les ressources de son métier contre des adversaires avantagés par leur connaissance des lieux. Le limier, avec l’aide de Peyrade, fait preuve d’une virtuosité telle que Balzac semble hésiter à ranger ce nouveau type de policier dans la catégorie des grands artistes :
Comment et pourquoi ces hommes de génie étaient-ils si bas quand ils pouvaient être si haut ? Quelle imperfection, quel vice, quelle passion les ravalait ainsi ? Est-on homme de police comme on est penseur, écrivain, homme d’État, peintre, général, à la condition de ne savoir faire qu’espionner, comme ceux-là parlent, écrivent, administrent, peignent ou se battent ? (579)
La lutte longtemps indécise entre les deux forces en présence prend un tour fatal quand les passions en jeu se déchaînent. C’est au moment où les envoyés de Fouché pénètrent dans le salon Cinq-Cygne et mettent la main sur une cassette chère à la comtesse (579–86) que les antagonismes auparavant retenus éclatent avec violence. Corentin, en effet, reçoit sur les doigts, de la part de Laurence, un coup de cravache qui lui fait lâcher la cassette : l’orgueilleux « phénix des espions » (552) se trouve ainsi humilié par la plus fière des cavalières nobles. Aussi l’agent de Fouché, piqué au vif, va-t-il préparer une vengeance qui finira par anéantir le clan aristocratique. La motivation de Corentin, qui se rend invisible pendant la deuxième moitié du roman, ne réside plus alors dans la défense des intérêts de l’État mais dans sa blessure d’amour propre. De Marsay précise bien en conclusion de son récit :
[…] dans cette épouvantable affaire, il y a eu de la passion de la part de l’agent principal, qui vit encore, un de ces grands hommes subalternes qu’on ne remplace jamais, et qui s’est fait remarquer par des tours de force étonnants. (695)
Une ténébreuse affaire, en laissant la passion faire irruption, gagne une profondeur thématique et symbolique bien au-delà des mécanismes de guerre larvée propres au récit d’espionnage. Le roman, en effet, ne montre pas uniquement par ce biais la capacité destructrice d’une intelligence dévoyée. Il expose aussi la vulnérabilité, en raison de ses liens sentimentaux et de ses convictions politiques, du groupe visé par la vengeance de Corentin.
Laurence de Cinq-Cygne, qui préside aux destinées de cette communauté, est en fait représentative d’un blocage de ses potentialités, à quelque niveau de référence que ce soit. Par son nom et par la devise de sa maison : « Mourir en chantant ! » (534), elle semble annoncer que son action, loin d’apporter la victoire à sa caste, en module plutôt le chant du cygne11.
Quant au territoire sur lequel elle espère régner un jour, il est non seulement tenu en grande partie par l’indélogeable Malin, mais il porte en son centre même un cœur qui ne bat plus. À son endroit le plus inatteignable se trouvent en effet les ruines de l’abbaye de Nodesme, située jadis au carrefour de chemins importants dont personne, sauf Michu, ne se rappelle le tracé12. C’est dans un caveau de l’ancien monastère que les quatre comploteurs royalistes s’abritent en attendant la fin des poursuites à leur encontre. Le sanctuaire, hors lieu magique au sein d’une forêt mystérieuse13, les protège certes dans un premier temps ; mais repéré et utilisé par Corentin pour retenir en otage Malin, il devient un instrument majeur de la stratégie fatale au clan noble.
Tous les membres de ce dernier perdent alors leur liberté d’agir, à part Laurence. La comtesse, vraie aristocrate au sens balzacien du terme, apparaît bien supérieure à ses prétendants nobles, notamment aussi aux jumeaux Simeuse, qui forment l’image dédoublée d’une chevalerie désuète (601). Laurence réunit en effet l’abnégation sacrificielle de l’agneau divin (534), la détermination implacable de Judith (534) et l’énergie farouche de Diane (536) : « Dans son corps frêle, malgré sa taille déliée, en dépit de son teint de lait, vivait une âme trempée comme celle d’un homme du plus beau caractère » (534).
Incarnant l’idéal androgyne qui, selon Balzac, révèle l’appartenance d’un être aux plus hautes sphères, Laurence est la seule à pouvoir transcender les limites de sa caste sans la trahir. Quand, à la veille de la bataille d’Iéna, elle implore la grâce de l’empereur pour ses compagnons condamnés à l’échafaud, elle semble en effet comme soudain unie à l’homme dont elle avait auparavant cherché la mort. Le temps d’une brève entrevue se produit une fusion d’énergies à travers laquelle Balzac figure un impossible avenir de bonheur politique et social de la France14.
Le véritable aboutissement de cet épisode est cependant fort peu reluisant. Michu est exécuté, alors que les anciens partisans du roi sont obligés de sacrifier leur vie dans les guerres de Napoléon. Le seul qui en revient, Adrien d’Hauteserre, obtient la main de Laurence :
Adrien, nommé général de brigade à la bataille de Dresde, y fut grièvement blessé et put revenir se faire soigner à Cinq-Cygne. En essayant de sauver ce débris des quatre gentilshommes qu’elle avait vus un moment autour d’elle, la comtesse, alors âgée de trente-deux ans, l’épousa ; mais elle lui offrit un cœur flétri qu’il accepta : les gens qui aiment ne doutent de rien ou doutent de tout. (683–4)
Laurence, par ce mariage, accepte de s’effacer devant les réalités de son époque. S’alliant à un simple chevalier, qui se mue de la sorte en comte, puis marquis de Cinq-Cygne (684), elle admet l’idée de la transaction : elle adopte ainsi un régime de sens qu’elle-même et ses fidèles avaient farouchement rejeté au moment où le marquis de Chargebœuf le leur conseillait (609–15).
Aux yeux de Balzac, cependant, le compromis ne va jamais sans compromission. Laurence, certes, ne déroge pas à l’honneur de sa caste, même si elle renonce à la virtù au sens stendhalien d’authenticité personnelle. Mais tous ses antagonistes majeurs ne cessent de marchander la vérité et le pouvoir. Leur action au temps de la Révolution et de l’Empire laisse augurer de leur triomphe à la tête d’une société moralement déchue, au plus tard à partir de 1830.
En ce sens, ils mènent une affaire qui elle-même ne peut se développer que dans le contexte d’un État partiellement défaillant, caractéristique élémentaire de la variante noire du roman policier. La fourberie des plus hauts représentants de l’État constitue un des défis majeurs des enquêteurs issus de la tradition chandlerienne, comme en témoignent les Cadin, Montalbano, Wallander, Brunetti et tant d’autres15. Or, l’analyse de la duplicité propre aux hommes d’appareil bénéficie déjà chez Balzac d’une clairvoyance qui n’a rien a envier aux portraits plus récents de systèmes corrompus.
Dans Une ténébreuse affaire, l’empereur lui-même, malgré l’admiration que Balzac lui voue par ailleurs, fait preuve d’un machiavélisme de piètre allure :
Il se rencontrait chez ce défiant souverain une jalousie de son jeune pouvoir qui influa sur ses actes autant que sa haine secrète contre les hommes habiles, legs précieux de la Révolution avec lequel il aurait pu se composer un cabinet dépositaire de ses pensées. (553)
Quant à Fouché, c’est Balzac qui est censé avoir créé le mythe de l’omnipotent chef de la police politique16. Celui-ci, débutant sous la Convention puis promu sous le Directoire, se rend indispensable à l’Empereur, non sans en susciter la méfiance : pendant une période, il se fait même remplacer par le doublement bien nommé Cochon, futur comte de Lapparent (552)17. L’art de Fouché consiste à ne jamais dévoiler son jeu complètement, à l’égard de qui que ce soit : « [Il] se réservait ainsi une grande partie des secrets qu’il surprenait, et se ménageait sur les personnes un pouvoir supérieur à celui de Napoléon » (554).
D’une telle position panoptique, seul le narrateur en tant que source productrice et instance organisatrice du récit peut simuler de posséder l’accès. Même Corentin, qui bénéficie pourtant de la protection spéciale de son patron18, n’en reçoit qu’une partie des informations stratégiques. Ainsi nourrit-il des doutes sur la véritable nature des contacts entre Fouché et les Bourbons exilés (555). L’agent d’élite, en revanche, pratique l’information sélective à l’égard de son collègue Peyrade qui, en tant que « vieil élève du dernier lieutenant de police » (554), doit demeurer dans une tradition de limier subalterne.
Il reste les opportunistes, attentifs aux instabilités gouvernementales dans le but d’assurer leur fortune personnelle à chaque changement de régime. Malin, représentant de l’Aube sous la Convention, conseiller d’État sous le Directoire, Sénateur et comte de Gondreville sous Napoléon, pair constitutionnel sous Louis XVIII, en est le parangon. Ce personnage au nom programmatique tire activement son épingle du jeu dans la première partie du roman mais ne sert plus que de pion sur l’échiquier de Corentin dans la deuxième partie. Le Sénateur, à la surprise générale, y livre cependant un témoignage honnête à propos de l’apparence de ses ravisseurs, se privant ainsi d’une occasion de charger ses antagonistes (668–9). Il paraît probable que Malin s’assure ainsi du silence des accusés quant à son double jeu involontairement révélé à Michu au moment de la conspiration de 1803 (523–7).
C’est d’ailleurs le rôle douteux du personnage dans deux affaires d’État – celle de 1800 et celle de 1803 – qui le rend bien plus complexe que son modèle biographique Clément de Ris. Aussi Balzac explique-t-il subtilement le sens de sa démarche à ceux qui lui reprochent d’avoir terni la réputation de ce dignitaire de l’Empire19 :
Il [Balzac] a changé les lieux, changé les intérêts, tout en conservant le point de départ politique ; il a enfin rendu, littérairement parlant, l’impossible vrai. Mais il a dû atténuer l’horreur du dénouement. Il a pu rattacher l’origine du procès politique à un autre fait vrai, une participation inconnue à la conspiration de MM. de Polignac et de Rivière […] L’obligation d’un peintre exact des mœurs se trouve alors accomplie : en copiant son temps, il doit ne choquer personne et ne jamais faire grâce aux choses : les choses ici, c’est l’action de la Police, c’est la scène dans le cabinet du ministre des affaires étrangères dont l’authenticité ne saurait être révoquée en doute20.
Ce dernier épisode, consacré aux conciliabules entre Talleyrand, Fouché, Sieyès, Carnot et Malin (688–95), met en lumière des faits que les développements préalables du roman n’ont cessé de masquer. Dans la deuxième partie d’Une ténébreuse affaire surtout, le recours à l’artifice trompeur prend une ampleur inédite : fausses identités, lettres contrefaites, indices truqués, déplacements simulés font ressembler l’intrigue à un jeu multi-optionnel davantage qu’à la représentation d’une suite événementielle.
Quand s’ouvre le procès contre les prétendus ravisseurs de Malin devant la cour criminelle de Troyes, les éléments débattus ne doivent pas alimenter la recherche d’une véracité maximale, mais servir à construire une narration aussi persuasive que possible. Balzac estime que « si, en justice, la vérité ressemble beaucoup à une fable, la fable aussi ressemble beaucoup à la vérité » (657). L’attention qu’il porte ainsi au problème ancien de la vraisemblance marque visiblement sa conception du travail des avocats quand il écrit : « Le devoir de la Défense est donc d’opposer un roman probable au roman improbable de l’Accusation » (656).
Que Balzac finisse par exposer à l’issue d’une histoire passablement obscure les interdépendances équivoques entre une intrigue et une représentation complexes, n’a pas échappé à Jean Amila. Ce maître du roman de critique sociopolitique, qui a illustré la grande époque de la « Série noire », a repris le sujet d’Une ténébreuse affaire dans son œuvre intitulée Terminus Iéna (1973)21.
Pour exacerber les ambiguïtés déjà bien présentes chez Balzac, il imagine d’ajouter un niveau de médiatisation. Nous assistons, en effet, au développement de l’histoire dans le cadre d’une adaptation cinématographique produite en commun par la France et l’Allemagne de l’est : le lieu de la bataille d’Iéna se trouvant dans une RDA toute fringante à l’époque, une telle coopération peut paraître plausible.
Tout commence par l’arrivée de l’officier de police Édouard Magne en plein tournage extérieur dans la région de Troyes. Surnommé Geronimo en raison de son accoutrement de hippie à l’indienne, il doit observer l’acteur qui incarne le marquis de Chargebœuf. Celui-ci est suspecté d’avoir tué le vrai comédien, un dénommé Stern, pour s’en approprier l’identité. Il s’en suit une comédie des erreurs et des quiproquos dans laquelle pullulent les usurpations de noms, de rôles et d’apparences.
Ainsi l’actrice qui joue Laurence de Cinq-Cygne se voit-elle affublée à titre définitif du nom de la comtesse, ce qu’elle déteste au point de se lamenter auprès du metteur en scène : « Je t’en supplie, ne m’appelle plus jamais Laurence de Cinq-Cygne ou de Trois Canards … J’en ai marre et marre et marre ! »22. Un certain Métival, en revanche, ne veut plus quitter le rôle de Napoléon, dont il est l’interprète attitré, quitte à exiger de ses collègues de plateau la déférence due à l’Aigle. Sa position se complique singulièrement quand, sur le champ de bataille, d’autres Napoléon lui font concurrence :
Dans sa tente, l’un des Napoléon dormait du sommeil du juste. | Dans une grange, sur une autre colline, un autre Napoléon roupillait en faisant des rêves de gloire | […] Quant au troisième Empereur, le Vrai, il était au milieu de ses maréchaux en colonne par trois sur une route déserte, chantant dans la nuit et le brouillard : Les godillots sont lourds… »23.
Plus rien n’empêche Amila de spéculer sur la présence éventuelle de l’authentique Bonaparte à cette occasion : « Sur son lit de camp, l’Empereur dressa l’oreille … Lequel était-ce ? On ne savait pas … Peut-être le véritable, de 1806 ? »24.
Avec la multiplication des sosies se mélangent aussi les sphères diégétiques. Il n’est plus clair, à partir d’un certain moment, si on assiste à la bataille de 1806 ou à sa reconstitution au début des années 1970. La confusion atteint des sommets quand Napoléon, outré par d’improbables fraternisations entre les soldats des deux armées, lance un anachroniquement gaullien : « Les Français sont des veaux ! »25. Et, sans doute, la Laurence du film y perd-elle son latin. Au lieu de travailler au corps l’Empereur, qui vient de lui expliquer en termes balzaciens26 les vertus d’une mort dignement acceptée par ses cousins, elle lui jette à la figure : « Tout ça, c’est du boniment de guignol ! »27.
Il est évident qu’Amila applique une démarche de carnavalisation28 à de nombreux éléments du roman-source. Au moyen de la mise à distance ironique, qu’il partage avec les auteurs populistes, avec Céline, et avec plusieurs de ses confrères, il vise d’ailleurs moins le modèle balzacien que la farce de ceux qui en rejouent l’action. Si le metteur en scène du film espère maîtriser les ruades de « Laurence » par un rappel des réalités : « on fait du cinoche Cocotte »29, Amila, quant à lui, ne se satisfait pas d’une telle conclusion.
Terminus Iéna, comme d’autres romans du même auteur, dénonce avec insistance le fonctionnement des services secrets, aussi grotesques dans leurs jeux de camouflage qu’ignobles dans la poursuite de leurs buts :
Un jeu de paranos qui s’emmerdent et auxquels les contribuables mettent à disposition tous les moyens pour blouser qui ils veulent, y compris finalement la justification de n’importe quelle saloperie, au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat, qu’ils sont bien entendus seuls à piger. (239–40)
Ces propos de l’agent Malavoine, passagèrement Chargebœuf, expriment sa nausée après des décennies de combats dans l’ombre, au service de pouvoirs changeants. Quant à son ancêtre Corentin, si lui-même ne montre pas encore ce genre de défaillance, il n’est pourtant pas à l’abri du jugement dépréciatif de son créateur, comme nous l’avons vu auparavant.
L’agent secret, tel que l’ébauche Balzac, n’a pu émerger et prospérer que dans une société doutant de ses fondements historiques, politiques et moraux. Au fil du temps, la fiction du xixe siècle, puis celles du xxe et du xxie, élaborent des figures-types qui ont pour mission de rassurer leur public par leur capacité à réparer le désordre du monde. Sherlock Holmes, Hercule Poirot, Maigret, James Bond, Philip Marlowe et presque toutes celles et ceux qui les suivent, savent nous faire participer à leur lutte contre le mal et savourer leur victoire, même si elle n’est qu’incomplète et passagère.
Balzac, lui, ne nous offre guère de tels pourvoyeurs de réconfort. Ses études évoquent l’homme et ses sphères d’existence dans un état de déchirement qui semble vainement appeler l’intervention d’un principe de stabilisation. Il est donc possible que les amorces d’intrigues policières, que contient en particulier Une ténébreuse affaire, aient été perçues, par des auteurs venus plus tard, comme des invitations à développer une variante complète et représentative du genre. Il est certain, en revanche, que Balzac, par la complexité de son univers textuel et thématique, annonce aussi la dissolution des automatismes propres à ce type de récit, processus bien en cours depuis une cinquantaine d’années. Amila a bien caractérisé ce double héritage quand il introduit le dialogue suivant entre le metteur en scène et son acteur préféré :
– Et là, c’est une nouveauté, une grande première de la littérature mondiale. C’est l’agent secret Corentin ! N’oublions jamais qu’Honoré de Balzac a cent cinquante ans d’avance sur le grossier James Bond. | Il détailla l’acteur qui incarnait Corentin, tout en maigreur impec, avec manchettes de dentelle, col muscadin, bas de soie et chaussures à boucle.
– Parfait ! dit-il. Tout y est, l’œil froid, la bouche en trait de scie …
– C’est entendu, dit l’autre. Je suis le roi des fumiers. Je me suis trompé d’époque. Cent cinquante ans plus tôt, c’était moi le héros de l’histoire et on me couvrait de lauriers, de fines pépées et de légions d’honneur. Tandis qu’ici on me crache à la gueule et on me flanque des coups de cravache. (37–8)
Si ce n’est pas tout à fait vrai, à l’égard de l’agent balzacien, c’est sans doute bien trouvé.
Toutes les citations du roman renvoient à cette édition.↩
Qu’il suffise de renvoyer à ce propos à Karlheinz Stierle, Der Mythos von Paris : Zeichen und Bewusstsein der Stadt (München : Carl Hanser, 1993). La bibliographie réunit, jusqu’à l’année de sa parution, tous les ouvrages importants sur le sujet.↩
Roger Caillois, Puissances du roman (Marseille : Le Sagittaire, 1942). Le passage cité figure dans la partie « Commentaires » établie par Rose Fortassier pour son édition d’Une ténébreuse affaire (Paris : Le livre de poche, 1993), 269.↩
On mentionnera en particulier Gwen Thomas, « The case of the missing detective : Balzac’s “Une ténébreuse affaire” », French Studies 48 (1994) : 285–98 et Pierluigi Pellini, « Introduction à Honoré de Balzac », Un Caso tenebroso (Palermo : Sellerio, 1996).↩
Cf. Pellini, Un Caso tenebroso, 9.↩
« […] siamo di fronte a un romanzo sulla polizia, che presenta numerosi ingredienti tematici, ma non la struttura narrativa del “giallo”. » Pellini, Un Caso tenebroso, 13. Nous traduisons.↩
Cf. Thomas, « The case of the missing detective », 294.↩
Alain, « Préface à “Une ténébreuse affaire” », L’Œuvre de Balzac (Paris : Formes et reflets, 1952). Cité d’après les « Commentaires » d’Une ténébreuse affaire (Paris : Le livre de poche, 1993), 270.↩
Voir Pellini, Un Caso tenebroso, 21 et Thomas, « The case of the missing detective », 289.↩
Luc Boltanski, Énigmes et complots : une enquête à propos d’enquêtes, nrf essais (Paris : Gallimard, 2012), 179 et 181.↩
Voir à ce sujet le commentaire de Max Andréoli, « Aristocratie et médiocratie dans les “Scènes de la vie politique” », L’Année balzacienne (1998) : 49–61, ici 53–54.↩
Balzac écrit que « Nodesme » résulte d’une « corruption de Notre-Dame » (504). L’étymologie est aussi fantaisiste que la prétendue existence d’une abbaye en ruine dans ce canton de l’Aube. Comme le signale Suzanne J. Bérard dans son introduction, si une identification avec un lieu déterminé peut s’envisager, ce serait avec le site du prieuré de Saint-Nicolas, dans la forêt de Loches, val de Loire (480). Peut-être que Balzac a voulu jouer sur les associations dérivées d’un composé du latin nodus et du gaulois -issama, suffixe désignant le superlatif (contenu par exemple dans le Thélème rabelaisien) : l’abbaye qu’il a imaginée se trouve effectivement non seulement à la croisée de quatre chemins, elle forme aussi un foyer important de significations symboliques, super-nœud en quelque sorte. Nous remercions le professeur Jean-Pierre Chambon d’avoir bien voulu nous éclairer de son savoir étymologique sur ce point.↩
Pierluigi Pellini note à ce propos : « Il manto tenebroso della foresta di Nodesme ricopre quasi interamente lo scenario, occulta i misteri della vicenda, depista le caccie et gli inseguimenti. » (Le manteau ténébreux de la forêt de Nodesme recouvre presque entièrement le scénario, occulte les mystères de l’affaire, dépiste les chasses et poursuites). Pellini, Un Caso tenebroso, 26–27. Nous traduisons.↩
Max Andréoli développe une thèse très convaincante sur la forte présence de la couleur verte dans le roman. Portée aussi bien par les nobles que par l’Empereur, elle exprimerait le vœu balzacien de voir la puissance d’Ancien Régime réconciliée avec le nouveau pouvoir. Voir Max Andréoli, « Sur le début d’un roman de Balzac, “Une ténébreuse affaire” », L’Année balzacienne (1975) : 100–107. On peut compléter l’argument en évoquant la signification alchimique que Balzac attribue fréquemment au vert. La couleur, malgré l’idéal fusionnel qu’elle laisse entrevoir ici, est le plus souvent annonciatrice de l’échec, voire d’une dérive maléfique des opérations devant mener à la Pierre philosophale. Au regard des réalités historiques, cette deuxième interprétation peut effectivement servir de pendant à la première. Voir à ce sujet notre article « Balzac et les couleurs », L’Année balzacienne (2004).↩
Personnages inventés respectivement par Didier Daeninckx, Andrea Camilleri, Henning Mankell, Donna Leon.↩
Voir Jean Tulard, « Fouché dans “La Comédie humaine” », L’Année balzacienne (1990) : 7–12.↩
Nous reprenons les données historiques telles que Balzac les présente. Elles ne correspondent pas forcément aux faits, précisés dans l’édition de la Pléiade, 1526–7, n. 2.↩
Balzac laisse entendre qu’il est le fils naturel de Fouché, 554.↩
On consultera à ce sujet l’introduction et les notes de Suzanne J. Bérard dans l’édition de la Pléiade.↩
« Préface de la première édition », 493.↩
Pour un portrait plus complet, on consultera le Dictionnaire des littératures policières, t. i, sous la dir. de Claude Mesplède (Nantes : Joseph K., 2003), 69–71. Nos citations renvoient à l’édition « Carré noir », 1973.↩
Jean Amila, Terminus Iéna, Série noire 1559 (Paris : Gallimard, 1973), 209.↩
Amila, Terminus Iéna, 184.↩
Amila, Terminus Iéna, 189.↩
Amila, Terminus Iéna, 195.↩
Quelques passages de Terminus Iéna reprennent presque littéralement les dialogues originaux.↩
Amila, Terminus Iéna, 206.↩
Le terme désigne un procédé décrit par Mikhaïl Bakhtine dans L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance (Paris, Gallimard, 1970).↩
Amila, Terminus Iéna, 208.↩
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