Entretiens avec Tanguy Viel
Jeux intertextuels : une écriture sur les pistes du roman américain ?
Stephan Nowotnick et Maren Butzheinen
Intervention de Tanguy Viel
Merci, bonjour à tous, merci aussi pour cette invitation et encore plus pour le discours qui était particulièrement touchant pour moi. Je suis très sensible au fait que dans les différentes interventions vous n’ayez pas oublié de dire qu’il n’y a peut-être pas dans mes livres que des questions trop « universitaires » mais que j’essaie aussi tout simplement de raconter des histoires avec des personnages et des émotions. Je veux dire aussi que les notions théoriques, telles l’intermédialité qui nous occupe aujourd’hui, sont des choses qui m’apparaissent toujours bien après l’écriture. Bien sûr, au fil du temps, j’ai pris conscience de mon propre travail et on m’y a aidé aussi à travers des études que j’ai pu lire sur mes livres, mais mes premiers romans étaient faits de manière tout à fait naïve. Quand je repense à Cinéma par exemple, qui est sans doute le roman le plus emblématique de notre question du jour, je crois que si je n’avais pas eu beaucoup de naïveté et une énergie assez simple, assez directe, si j’avais d’abord maîtrisé ou programmé les enjeux théoriques qu’il contient, alors je n’aurais jamais pu l’écrire. Ceci est sans doute important pour dire à quel point l’écriture, le désir d’écrire a à voir avec une chose simple, archaïque, pulsionnelle et qu’en cela il serait vain de vouloir lui attacher une intellection trop préalable. Au contraire, il a à voir avec une manière de se lancer dans le brouillard et même quelquefois d’avancer aveuglément et même quelquefois justement, de ne pas avancer. Ce que j’ai essayé de repenser avant de venir ici, c’est justement tout cela : sur quel socle tout mon désir d’écrire se constituait. Et les maîtres mots qui me reviennent toujours à l’esprit ne sont pas des concepts théoriques mais bien plutôt une force un peu folle, un peu désorganisée, un peu animale au fond et qui justement s’accommode mal de la discipline et de la clarté intérieure qu’exige l’écriture, particulièrement peut-être l’écriture romanesque. Je voudrais vraiment insister sur ce contraste entre le désir d’écrire et le travail d’écrire, parce que je pense que j’ai un problème avec ça depuis que je suis enfant, entre l’envie et la confusion des actes. Il y a des écrivains qui peuvent vous dire qu’à l’âge de 14 ans ils écrivaient déjà, et même déjà des récits plutôt longs, des écrivains qui ont un sens pour ainsi dire naturel, inné, de la narration. Ce n’est pas mon cas. Il m’arrive même de penser que j’écris parce que j’ai un problème avec ça, comme un compte à régler avec la chose la plus difficile pour moi.
C’est peut-être de là aussi qu’est né l’intérêt de la lecture. Pas seulement du plaisir enfantin de lire mais déjà de l’admiration pour des hommes et des femmes qui parvenaient à clarifier leur pensée, à la déplier et à l’incarner dans des séries de figures, de personnages, d’actions. Avant de me mettre à l’écriture, j’ai été un lecteur, un lecteur même un peu étouffé par ses lectures, saturé par ses lectures. Comme beaucoup, j’ai commencé par une certaine littérature classique qui me montrait l’écrivain comme d’abord le grand raconteur d’histoires – des gens comme Balzac, Dumas ou Dickens. Et il est probable que j’ai forgé là une sorte de complexe, mélange d’admiration et d’empêchement personnel, de sorte que, quand je me suis mis à écrire un peu sérieusement, vers 17 ans, j’ai mesuré l’écart qu’il y avait entre la force de mon désir et ma capacité (ou plutôt mon incapacité) à organiser une véritable fiction. C’est justement à ce moment-là que j’ai rencontré une autre littérature, plus moderne et moins narrative, plus empêtrée elle aussi dans ses doutes : je pense ici à Samuel Beckett ou à Marguerite Duras, au Nouveau Roman en général qui est un roman inquiet, qui se construit sur l’échec et la difficulté à raconter une histoire. Je m’y retrouvais donc parfaitement et c’est même cette nouvelle « compagnie » qui m’a aidé à démarrer. Pourtant, je crois qu’il y avait encore quelque chose en moi qui avait envie de faire vraiment du roman – une espèce d’enfant qui demanderait à ce que la fiction soit simple et que l’identité soit simple et que la possibilité d’un grand récit qui nous ressemblerait et rassemblerait soit simple. Et au fond je ne crois pas que j’aie jamais résolu ce problème. Peut-être même que mes livres ne sont que cela, la scénographie de cette hésitation.
Aussi bien je ne voudrais pas couper court à l’ironie, à l’incapacité, à l’inquiétude, enfin, à tous ces motifs qui me semblent encore être à l’œuvre à la fois dans mon travail et tout simplement dans ma psychologie, aussi bien à aucun moment je ne voudrais que cette négativité, si l’on veut, de la littérature, ne m’empêche de fabriquer autant que possible des récits, des identités, des ensembles, fussent-ils très métissés ou très complexes ou très brinquebalants. Peut-être, sur ce point, Jim Sullivan est une tentative « à vue » d’un équilibre entre les deux, entre, aurait dit Roland Barthes, « récit d’aventure et aventure du récit », au risque que l’un sans cesse neutralise l’autre. C’est pourquoi La disparition de Jim Sullivan, est un livre qui ne plaît pas à tout le monde, pour cette raison qu’il ne tranche pas, qu’il entretient l’hésitation entre le récit et son empêchement. Moi-même il ne me plaît pas tous les jours. Quelquefois, je me dis : est-ce que je n’ai pas dépassé la frontière ? Parce qu’il me semble qu’il y a une histoire de frontière à ne pas dépasser. La frontière où le livre, en se regardant lui-même, subirait le sort d’un Narcisse ou d’un Orphée. Mais je dois dire aussi, dans l’autre sens, que je n’arrive pas non plus à faire une littérature entièrement « positive », une littérature qui refonderait entièrement le pacte d’un récit commun, limpide, écrit dans une langue transparente. Pour faire ce récit limpide, il faudrait être solide sur ses deux pieds, il faut avoir une voix qui ne tremble pas, il faut avoir une idée très claire de la trajectoire d’un personnage, une ligne psychologique, etc. Et comme ce n’est pas mon cas, à chaque fois que je me lance dans un roman avec une idée qui pourrait normalement aller tout droit, il est vrai que quelque chose tremble, à la fois du côté de l’énonciation, à la fois du côté de la capacité à stabiliser des images mentales. Elles ne se stabilisent pas en fait. Alors pour les stabiliser, il faut que je les arrête, vraiment, et pour les arrêter il faut que je les cadre et il faut que je m’efforce de les poser sur la table. C’est là que je suis bien content d’avoir un réservoir d’images artificielles en quelque sorte qui seraient celles du cinéma où celles de la littérature mais disons presque pétrifiées, c’est-à-dire transformées en archétype par moi-même pour moi-même. Chaque film vu, chaque livre lu est transformé chimiquement pour organiser à la fois un vocabulaire intérieur mais aussi une grammaire intérieure, parce qu’au bout d’un moment cela crée des archétypes dont je ne peux pas dire s’ils viennent de tel film ou de tel ou tel livre, mais je sais que c’est la marque produite par ces récits qui fait qu’à un moment j’arrive à reconstituer petit à petit des bouts de scènes. Mais cela ne fait pas encore un livre, cela fait un paragraphe, un chapitre dans le meilleur des cas. Je crois que mon unité de mesure est inconsciemment la scène, pour fabriquer des romans je travaille par scène. Je travaille tellement par scènes qu’avant d’avoir le livre j’ai la scène, j’ai les scènes ou j’ai des caprices de scènes : je voudrais qu’il y ait une scène qui se passe sur un terrain de golf, je voudrais qu’il y en ait une qui se passe dans un casino, etc. À partir de là, pour fabriquer cette scène, j’essaie de faire fondre l’imaginaire issu des films et des livres. C’est peut-être pour ça qu’on a le sentiment que je n’invente pas grand-chose. En effet, je n’invente pas, je coupe et je colle intérieurement, je superpose, etc. Je vous propose de lire ici le prologue L’absolue perfection du crime. Pour L’absolue perfection du crime, j’ai volontairement visionné des dizaines de films policiers, des films de gangsters principalement parce que je savais que je voulais raconter une histoire de gangsters. Le résultat, c’est que les personnages sont chargés de silhouettes, de fantômes, qui viennent de Scorsese, de Kitano, de Melville ou de Huston.
Ce livre dont j’ai lu la préface, L’absolue perfection du crime, est clairement un roman qui traverse plusieurs écrans et plusieurs mémoires collectives, mais en même temps, justement, c’est un roman où je crois être parvenu à faire fondre les écrans, à les mixer ensemble jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus qu’un, à savoir : l’histoire très simple qui se raconte. C’est, de ce point de vue, le contraire de Jim Sullivan où « l’intermédialité » n’est pas rendue invisible par l’écriture mais au contraire s’exhibe et détruit l’histoire qui se raconte.
Entretien avec l’auteur
V.H. J’ai une question concernant l’intertextualité. En lisant le début de Jim Sullivan, j’ai remarqué quelques points en commun avec le roman La vérité sur l’affaire Harry Quebert : par rapport au fait que l’histoire se déroule en Amérique, par rapport au fait que le protagoniste est un auteur qui écrit, par rapport au fait qu’il y a une personne qui a disparu il y a quelques années. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Tanguy Viel En fait ce sont deux livres qui sont sortis presque en même temps. Je ne l’ai pas lu. Je l’ai d’autant moins lu que j’avais déjà terminé Jim Sullivan quand il est sorti. Donc c’est une simple coïncidence ou un symptôme des temps peut-être. Mais bien que ne l’ayant pas lu, beaucoup de gens m’en ont parlé évidemment… Il est suisse, comment il s’appelle déjà ? Joël Dicker. Bon, ce n’est pas le même projet du tout, je ne crois pas. Je pense que c’est quelqu’un qui est content de faire du roman américain pour de vrai. D’ailleurs la preuve, c’est que lui, il a fait ses 800 pages. Si j’avais été au bout de mon fantasme enfantin de romancier américain j’aurais dû écrire L’affaire Harry Quebert. Mais la part de moi qui reste un peu « moderne » fait que je ne peux pas écrire L’affaire Harry Quebert.
S.N. Ou bien le point commun est quand même que le décor américain invite à la disparition… ?
Tanguy Viel Alors d’un point de vue thématique il est probable que cela joue aussi, sans doute, le paysage, le territoire… Les américains écrivent des livres pour ne pas se perdre. Ils sont obsédés par la question du territoire et leurs livres sont des livres de géographe avant tout. Nous aussi, quand on regarde vers l’Amérique, on a peur de se perdre. On est inquiété par tout cet espace, ces déserts, ces trop grandes villes. On a une lecture qui ressemble à celle de Baudrillard. Je ne sais pas si vous connaissez ce livre L’Amérique qui est un petit essai des années 80, très, très intéressant, un peu fou comme peut être Baudrillard mais je crois qu’il dit quelque chose de nous, Français, ou Allemands peut-être, de comment on perçoit les États-Unis, comment on y disparaît justement.
S.N. Juste avant de passer à la question suivante, pourriez-vous nous expliquer cet aspect du premier degré et du deuxième que les uns ont et les autres pas ?
Tanguy Viel Je disais en plaisantant à Monsieur Nowotnick pendant le déjeuner que le problème des Américains c’est qu’ils n’ont pas de second degré, ce que je crois sincèrement : ils ont assez peu de second degré mais nous, les Français, le problème, c’est qu’on n’a pas de premier degré…
M.C. Ce que vous racontez sur l’empêchement d’écrire, la difficulté d’écrire, cela nous rappelle bien sûr toute une série d’écrivains qui ont eu cette difficulté… Mais surtout Flaubert. J’ai l’impression, après ce que vous avez raconté, que La disparition de Jim Sullivan, après-tout, c’est un roman très flaubertien dans la mesure où il présente une accumulation de clichés, d’idées reçues. Et à partir de cela j’ai trois questions : trois questions sur la comparaison avec Flaubert. Tout d’abord, si on compare La disparition de Jim Sullivan avec Flaubert, une question tout à fait banale : est-ce que vous préparez un dictionnaire des idées reçues ? Est-ce qu’il faut faire attention de ce qu’on dit quand on parle avec vous, est-ce qu’on risque d’être noté dans le dictionnaire des idées reçues, notamment vu que le protagoniste de ce roman est un professeur d’université alcoolique ? La deuxième question est déjà un peu plus compliquée : dans Madame Bovary, Flaubert réussit à rendre Emma et Charles Bovary extrêmement touchants et c’est surprenant, vu tous les enchaînements de trivialités et d’idées reçues et tout cela, c’est surprenant de voir qu’il y a ce lien du lecteur qui se forme avec les personnages. Dans le cadre de votre roman c’est aussi le cas, on s’attache au protagoniste, pas seulement parce que c’est un professeur d’université… mais aussi parce qu’il est le protagoniste d’un roman et qu’il a des mésaventures incroyables et rocambolesques et ça nous inspire. Et en fait, je voulais demander si c’était intentionnel. Comment est-ce qu’on fait ça, comment est-ce qu’on arrive à partir de banalités à une certaine profondeur… ? Et la troisième question, encore plus compliquée, parce qu’elle touche à votre intention d’auteur. Flaubert, on sait bien qu’il avait une attitude par rapport au roman romantique, peut-être l’intention avec Madame Bovary c’était de se dire : Je vais écrire un roman anglais romantique, je vais faire la parodie de Sir Walter Scott. Parce qu’il détestait ça, il pensait que c’était nul et que ça provoquait ce bovarysme qui était nocif, bon, je simplifie un peu. Est-ce que vous pensez que les romans américains provoquent un certain bovarysme de nos jours ? Vous avez cité Don Quichotte ; est-ce qu’il y un certain bovarysme dans les romans américains qui fait que tout le monde devient professeur d’université alcoolique ?
Tanguy Viel Sur la première question je peux vous rassurer, je ne fais pas un dictionnaire des idées reçues mais je pense que j’ai la même fascination pour la « collection » que Flaubert, le Flaubert de Bouvard et Pécuchet aussi bien sûr. Pour ma part, si un jour je faisais quelque chose comme le Dictionnaire des idées reçues, ça serait plutôt « un dictionnaire pour l’an 3000 ». J’aimerais bien quelquefois résumer tous nos travers ou toutes nos façons d’être pour une société très lointaine dans le futur… un peu comme imaginer être vus de la planète Mars.
M.C. Une sorte de Time capsule.
Tanguy Viel Oui, exactement ! Je ne sais pas pourquoi ça me fait rêver. À chaque fois que je pense à ce projet, je pense au Dictionnaire des idées reçues... La deuxième question, écoutez, je pense qu’il y a plusieurs choses. Il y a d’abord le fait que les clichés, c’est toujours quand on en a une vue très lointaine que ce sont des clichés. Or un écrivain pour faire une scène doit s’approcher très très près de ses personnages, et alors quand on travaille à la loupe comme ça, dans chaque phrase, je peux vous assurer que les clichés disparaissent. À un moment quand on habite dedans, ce que l’on appelle archétype ou cliché, ce n’est que l’armature. Et la vérité de ce qui se passe à l’intérieur, c’est la densité d’une âme humaine, c’est à dire avec la couleur du ciel qui change toutes les 5 minutes, avec les petites paniques intérieures, avec… la vie quoi ! En fait dès que vous êtes en caméra immergée comme ça dans votre personnage ou dans votre scène, il n’y a plus de clichés. C’est une question de focale. Dans Jim Sullivan, le narrateur ne peut ironiser que lorsqu’il s’éloigne de l’histoire, lorsqu’il est un peu hors-champ, mais de fait, plus on avance dans le livre, plus le narrateur s’implique, et moins on voit les clichés. Plus le narrateur disparaît, plus on croit dans l’histoire et le personnage en fait. Je veux dire qu’on ne peut pas se moquer des choses comme ça impunément. Dès que vous écrivez sérieusement, dès que vous arrêtez de vous regarder écrire, alors il n’y a plus de clichés. J’ai envie de penser que le personnage devient naturellement touchant. Pour écrire Madame Bovary, je crois aussi que Flaubert a fait appel à une part de lui qui était sentimentale. De même que je crois que Cervantes n’a pu écrire Don Quichotte que parce qu’il a une grande tendresse pour les romans de chevalerie. Et d’ailleurs il a écrit Persiles et Sigismonde après Don Quichotte. Peut-être que j’avais un peu ce rapport à l’égard du roman américain.
L.W. En pensant à la théorie de la réception, qui met en valeur le rôle d’un lecteur actif et qui stipule que le sens du texte naît dans l’acte de lecture, j’aimerais bien savoir quel rôle de lecteur ou quel comportement de lecteur vous préférez ou vous voulez provoquer en écrivant. Préférez-vous que le lecteur soit vraiment actif ou qu’il vous suive dans tout… ?
Tanguy Viel En fait, je veux vraiment que le lecteur ne s’ennuie pas et pour cela je voudrais vraiment le prendre en charge, l’immerger dans ma fiction. Je pense que mon idéal est celui du théâtre classique : proposer une succession d’événements qui piègent le lecteur de telle sorte qu’il ait toujours envie d’aller à la scène suivante. Flaubert toujours : que les paragraphes tombent en cascade les uns sur les autres. Il me semble que c’est ce que je cherche à faire et que cette cascade doit avoir pour le lecteur un effet d’aimant. Il faut que le lecteur aille à la page suivante, c’est le minimum obligatoire. Après, on discute. J’aime les livres difficiles mais je n’ai pas envie de faire des livres difficiles. Je ne sais pas comment vous dire ça sans non plus être démagogique, vous comprenez ce que je veux dire ? C’est une vraie décision poétique, ça n’a rien à voir avec le nombre de lecteurs ou l’accessibilité du livre. Tant mieux s’il peut y avoir une grande épaisseur interprétative, mais disons que ce n’est pas le premier geste que je demande au lecteur. Le premier geste que je lui demande et dont je m’inquiète le plus, c’est qu’il tourne la page.
V.F. Vous évoquiez au début de votre intervention l’importance de la naïveté dans votre passage à l’écriture, est-ce que vous pourriez développer s’il vous plaît ?
Tanguy Viel Oui. C’est très important, la naïveté. C’est ce point d’innocence qui est aussi le point de naissance du désir, et qui est, je crois, en dessous de toute « culture ». La littérature a quand même beaucoup à voir avec l’enfance. Donc il faut répondre à cet enfant. Peut-être que « naïveté » n’est pas le seul mot qui convient mais souvent c’est quand l’adulte qui est en moi s’est épuisé finalement à penser, à rêver des choses intellectuelles, que quelque chose tombe enfin et alors je retrouve une sorte de bêtise. En fait, voilà, il faut retrouver une certaine bêtise. Pour écrire des romans en fait, il faut être bête, il faut être bête au moment où on écrit au moins. Et de même c’est pour ça que je parle de ce lecteur aussi, auquel je demande de se laisser embarquer. Parce qu’au fond il faut qu’on fasse un pacte de bêtise pendant un moment au moins. Un pacte de non-savoir en quelque sorte. Je voudrais qu’on puisse retrouver un endroit où je ne sais rien, où on se débrouille juste dans nos non-savoirs et on partage ça. C’est peut-être de ce point de vue-là que mon cœur balancerait plutôt vers Beckett. Et alors c’est aussi un point d’énonciation. C’est à dire cette naïveté, cette ignorance, elle devient une manière enfantine, un peu sauvage aussi, de voir le monde. Le voir en-deçà du savoir : les impressions, les couleurs, les lumières. Quand je lis les livres des autres, c’est seulement ça qui m’intéresse. Et c’est souvent ça qui me manque.
V.H. Est-ce que vous avez déjà un prochain projet ?
Tanguy Viel Oui je crois que là, ça y est. J’ai passé deux ans, j’allais dire à ne rien faire… enfin non… à réfléchir. Mais là, je crois que je vais terminer un roman – un roman au premier degré.
V.H. Combien de pages ?
Tanguy Viel Pas plus long que d’habitude, donc ça fera à mon avis 150, 200 pages.
M.C. J’ai une question un peu technique, c’est par rapport à votre interaction avec l’éditeur et les éditeurs qui sont dans des maisons d’éditions. En fait vous êtes un auteur aux Éditions de minuit, qui est une des éditions qui nous occupent le plus actuellement. En fait, j’étais juste curieux sur l’intérieur, comment se passe l’interaction entre un écrivain et son éditeur. J’ai certes vu des films là-dessus, des écrivains au cinéma qui interagissent avec leurs éditeurs et j’ai lu des romans là-dessus, mais comment c’est en vérité ? Comment l’éditeur intervient dans un texte ? Dans votre cas ça ne sera pas en coupant, plutôt en ajoutant…
Tanguy Viel C’est vrai qu’ils ne m’embêtent pas beaucoup pour couper… Il n’y a pas grand-chose de très secret. Dans mon cas personnel c’est un peu tout ou rien. C’est à dire qu’il m’est arrivé de me faire refuser des manuscrits. Mais quand il est accepté, c’est vraiment des détails. Quand je dis des détails, c’est que je reçois le manuscrit avec des petites choses au crayon de papier qui relèvent de la ponctuation, vous voyez ? Quelques fautes d’orthographe qui restent et tout ça. Mais je n’ai pas été confronté à un travail très important… Malheureusement pour vous je ne pourrai pas donner beaucoup de grain à moudre, je n’ai pas trop d’histoires en fait…
J.A. J’avais une autre question, un petit peu sur le même sujet. Vous vous référez à Samuel Beckett, vos livres sont publiés par les Éditions de minuit, j’aimerais savoir pourquoi vous passez par les Éditions de minuit, s’il y a un pourquoi.
Tanguy Viel Il y a peut-être un pourquoi. Il y a un air de famille peut-être, une tradition, disons. J’ai toujours identifié cette maison à ce que je disais au début, c’est-à-dire à des écrivains, je ne vais pas dire qui n’arrivent pas á écrire, il ne faut pas exagérer, mais qui remettent l’écriture en question. Ça ne veut pas dire forcément qu’ils donnent toujours des livres très réflexifs, mais on voit bien que ce sont des écritures inquiètes, que ce soit par profusion comme chez Claude Simon par exemple ou alors par assèchement comme Beckett. Mais au fond ce n’est pas tellement le régime stylistique en lui-même… Par exemple je n’ai pas l’impression d’écrire ni comme Claude Simon ni comme Beckett. Par contre, je crois y reconnaître ce souci commun d’inquiéter les représentations, de ne pas avoir forcément confiance dans le langage, de vouloir le refonder aussi peut-être. La phrase aussi qui est comme l’adage des Éditions de Minuit c’est « publier que ce que l’on entend ». Il y a ce rapport à la voix. Avoir une voix, c’est avoir une manière d’articuler avec un grain particulier dans la langue. Se débattre avec la langue commune. Ce n’est pas si loin de cette histoire de naïveté. Un narrateur chez Minuit, très souvent ou presque toujours, est un pauvre type et sa naïveté, sa bêtise essaie de se faire une place dans la langue.
M.B. Je voudrais revenir sur cette belle expression « pauvre type », pauvre justement… J’ai eu l’impression que dans vos livres vous traitez aussi la problématique des classes sociales, en quelque sorte donc les riches contre les pauvres, les aristocrates contre les nouveaux riches et ainsi de suite. Vous qui dites que vous ne vous intéressez pas forcément à informer le lecteur, je me demande si c’est toujours lié à l’intrigue, au potentiel qu’il y a là-dedans à faire ressortir des problèmes ou des combats. C’est pour cela que vous vous intéressez à cette problématique ? D’où vient-elle ?
Tanguy Viel C’est compliqué comme question et c’est peut-être en dehors des problèmes esthétiques. Bien sûr, les différences de classes sont une scène privilégiée dans le jeu narratif, toutes ces histoires de renversement du pouvoir, toutes ces manières de rejouer le fils contre le père, le pauvre contre le riche, le parvenu contre l’aristocrate, etc... Je crois que dans chacun de mes livres, le narrateur est quelqu’un qui passe de la position faible à la position de force. C’est son mode d’affranchissement à lui et c’est le mien aussi. Peut-être, analogiquement, écrire un livre c’est aussi l’occasion de renverser la vapeur, de prendre le pouvoir en quelque sorte, en tout cas se libérer des modèles, se libérer de la culture. Mais je n’ai pas envie de créer un lien avec l’éventuelle efficience politique de cette fable. Je n’ai pas envie, sous prétexte d’écrire des histoires dans ma chambre, de me considérer comme une voix politique. Bon ça c’est une histoire qui n’est pas finie entre moi et moi. C’est compliqué, vraiment compliqué… Je crois que je voudrais quand même séparer les choses.
M.B. Cela a été une réponse très intéressante. J’aurais encore une autre question, aussi un peu liée à ce débat. En vous lisant, j’avais toujours eu cette impression de jeu, je crois que le mot se trouve même dans le titre de cette conférence. Même si vous dites que, pour vous, écrire c’est aussi un acte difficile et chargé de beaucoup de réflexions, on a toujours cette impression de légèreté dans vos textes, une impression de jeu. Si on parle par exemple de ces jeux présumés disons, d’intertextualité, est-ce que ce jeu est quelque chose de libérateur pour vous ou est-ce que c’est quelque chose d’inconscient qui parait naître des textes mais que vous vous n’avez pas forcement voulu mettre dedans ? Est-ce que vous voyez ce que je veux dire par rapport au jeu dans le texte ? Le jeu par exemple entre le narrateur et le lecteur, le narrateur qui donne des enseignements au lecteur mais qui en même temps fait en sorte que le lecteur plonge quand même dans le texte. Il y a chez vous beaucoup de jeux différents, parfois des jeux aussi un peu existentiels. Dans le livre Cinéma le jeu entre la vie et la mort en quelque sorte, bon, c’est dans le film mais c’est aussi dans votre livre. Voilà, quel est donc le rôle du jeu dans vos textes ?
Tanguy Viel C’est vous qui pouvez répondre peut-être mieux que moi à cette question. J’ai une certaine conscience de tout cela, bien sûr, surtout dans La disparition de Jim Sullivan, c’est-à-dire de ce que je donne, ce que je retire, le fait de jouer au conditionnel, etc. Mais je crois que je répondrais très mal à cette question parce que je n’arrive pas à faire le lien entre toutes les manières de jouer...
M.B. C’est vrai que c’est très analytique…
Tanguy Viel Je suis sûr qu’il doit y avoir quelque chose mais c’est moi qui n’arrive pas à faire avec ça… Évidemment quand on écrit un livre, on y passe tellement de temps qu’on est quand même conscient de tout. Il y a peu de zones d’ombres, il y a peu de thèmes qui vous échappent, il y a peu de… Au bout d’un moment à force de se relire on sait quel effet ça fait, je crois, quand même. Après si vous me demandez le rôle que cela a, je ne sais pas. Peut-être celui que j’évoquais tout à l’heure, de garder un lien avec le lecteur, et que pour cela, tout est bon. Alors si c’est l’appeler, lui demander de revenir, le perdre, enfin, dynamiser la narration en fait. C’est toujours un jeu oratoire à la fin, je crois : qu’est-ce que je pourrais faire pour que le lecteur ne lâche pas ?
S.N. J’ai l’impression qu’un certain dénominateur commun de vos réponses – et des questions aussi d’ailleurs ! – est que votre écriture serait inquiète. Vous partagez, comme vous avez souligné, cette inquiétude avec beaucoup d’auteurs de Minuit. Beaucoup de vos réponses sont allés dans ce sens-là, écriture inquiète, inquiétude de l’écriture, un peu les deux. Pour rajouter encore à cette inquiétude, j’aimerais bien poser une question, mais je ne veux point vous poursuivre avec cette histoire d’intermédialité.
Tanguy Viel Oui, je me rends compte que je n’ai pas tellement répondu à cette question peut-être...
S.N. Donc je vous poursuis quand même un peu, simplement parce que l’intermédialité m’intéresse. J’ai l’impression que je parlerais volontiers, en vous lisant, en termes de vision, de paradigme visuel, d’écriture visuelle. Je pense à Dwayne Koster dans sa voiture en guettant son épouse. On voit Dwayne Koster jouer au poker, on le voit dans tel ou tel entretien. On a l’impression que vous avez des images très fortes devant les yeux, des images cinématographiques, photographiques, avant de les mettre en mots. Maintenant je ne sais pas si on pense à tout cela parce qu’on commence à avoir l’habitude de chercher ces phénomènes-là, puisque le paradigme visuel est devenu une approche absolument dans le vent, dans la philologie et la science de la culture. Peut-être qu’à force de s’en occuper – par perception sélective – on trouve dans les textes ce qu’on a cherché. Ou bien les textes, vos textes représentent effectivement ce phénomène-là. Je ne sais pas quelle attitude, consciente ou inconsciente, ont vos textes par rapport au paradigme visuel. Tout à l’heure, vous avez évoqué la poétique du théâtre classique. Pourquoi le théâtre et non pas le cinéma ou bien la photographie ?
Tanguy Viel Quand je pense au théâtre, je pense surtout à la théâtralité avec laquelle je construis mes scènes justement – finalement une théâtralité qui peut absolument venir du cinéma. Par exemple il me semble que Hitchcock est un cinéaste théâtral, c’est-à-dire que tout est régi absolument comme sur une scène de théâtre. Ce passage à l’artifice absolu, à la maquettisation du réel est ce qui me semble être le théâtral dans l’affaire. Et quand je fabrique un livre, ce que je ressens comme théâtral, c’est comme si mes personnages étaient des petits bonshommes sur une scène ou que je les posais sur une maquette. Il faut que je maquettise tout, que je miniaturise tout pour arriver à ce que la scène existe. Mais le substrat initial, mental est bien sûr complètement visuel au sens où il vient principalement du cinéma ou de la littérature. Par exemple je me dis : tiens, je vais mettre un type devant la maison de sa femme, et alors ce qui à ce moment-là advient, ce qui m’arrive, c’est un mélange de choses qui viennent de livres et de films. C’est très rare que je fasse de la citation pure par contre. C’est à dire, c’est très rare, que je puisse moi-même arrêter une scène précise dans un film et dire : ah, je vais la retranscrire. Quelquefois il y a un modèle dominant, une scène qu’on a déjà vue 100 fois, un type sort de prison, un type qui attend dans une voiture. Mais aller dire si ça sort de Scorsese ou de Ferrara, c’est difficile.
M.C. Si la réponse est affirmative c’est que vous signez activement un paradigme visuel qui existe chez beaucoup d’auteurs pour l’instant. La question est de savoir si vous participez activement à ce paradigme en vous inspirant d’autres aussi, ou si c’est votre décision à vous, vous faites abstraction des autres. Parce que c’est quand même assez frappant comme phénomène. Dans tous les noms qui sont tombés aujourd’hui, on devrait ajouter bien d’autres qui sont tous des auteurs de Minuit en fait, on retrouve cette manière de penser et d’écrire visuellement. Je suppose que la maison d’édition ne donne pas de consigne dans le sens « s’il vous plaît, écrivez d’une manière visuelle », ça non. Mais c’est quand même frappant, n’est-ce pas, ce paradigme. Comment est-ce que vous expliquez cela ? Est-ce que c’est dans la mode du temps ?
Tanguy Viel On pourrait poser la question autrement : a-t-on jamais écrit autrement que visuellement ? Moi, je ne serais pas aussi radical que vous sur le fait que ce soit un phénomène du présent. Les manières de fabriquer du visuel sont peut-être un peu différentes, mais ce n’est pas le fait même de produire des images, et des images précises qui sont… Regardez quand Flaubert décrit la diligence de Madame Bovary et toutes les scènes célèbres où il travaille la langue pour qu’elle produise un mouvement, tout le monde sait que ces scènes-là sont du cinéma avant l’heure. Alors ça commence à être une vieille histoire quand même, ça fait 150 ans Madame Bovary. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui s’ajoute à cela notre culture, notre culture de cinéphile. On a tous vu beaucoup de films, donc on fait peut-être des raccourcis. Et puis, là, on a parlé beaucoup du référent image qui vient se déposer dans le texte. Mais il faudrait parler de la syntaxe elle-même, c’est-à-dire : qu’est ce qui fait image dans une phrase ou comment l’image se construit ou comment le regard circule dans une phrase ou dans un paragraphe de sorte qu’on ait une impression visuelle ? De fait, pour mes livres, on me dit qu’ils sont très visuels mais en vérité je crois qu’ils sont visuels parce que la phrase est construite d’une certaine manière et que l’assemblage des informations produit peut-être une image plus mouvementée, assemblant plusieurs informations visuelles, et donc plus cinématographique. Alors là vous voyez, on va dans des zones de micro-observation qui sont très difficiles à analyser. Et pourtant c’est là que ça se passe, dans la virgule, dans la place de l’adjectif, dans le nombre de référence à l’atmosphère, à la couleur, dans la façon de… dans une seule phrase par exemple on peut essayer de mettre à la fois une action, une parole, une pensée, un décor etc. et d’arriver à créer des petites machines de mouvement. Mais je trouve que ça passe par la voix, ça passe par l’articulation de la syntaxe. Et c’est pour ça, qu’il faudrait préciser le paradigme visuel.
M.C. J’ai encore une question classique. Rainer Maria Rilke a écrit une lettre à un jeune poète dans laquelle il donnait des conseils à un jeune écrivain, et j’allais vous inviter à faire la même chose. Je ne sais pas s’il y a des jeunes poètes dans la salle mais au cas où, quels seraient les conseils que vous donneriez à un jeune poète ?
Tanguy Viel La seule chose qui fait vraiment avancer la machine c’est lire ! Lire et admirer. Ne jamais croire qu’on est tout seul. Lire et regarder des films. Moi je trouve que c’est un vrai moteur pour avancer. Et puis la patience, qui est une chose que je découvre petit à petit : commencer une scène, n’écrire que 3 lignes, ne pas être content mais garder ces trois lignes et le lendemain en rajouter trois, et ainsi de suite. Et en fait, bizarrement, au bout d’une semaine ce n’est pas si mal. Et puis il faut supporter la déception, que l’image qu’on avait en tête et peut-être jusqu’à l’image du livre lui-même, tout sera toujours un peu déçu par la réalité des phrases.
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