Le témoignage, genre et pratique d’écriture : à propos de L’écriture des revenants de Peter Kuon

Isabella von Treskow (Ratisbonne)

Peter Kuon, L’écriture des revenants: lectures de témoignages de la déportation politique (Bruxelles : Éditions Kimé 2013).

Dans l’analyse de la littérature mémorielle des survivants des camps de concentration qu’il présente dans L’écriture des revenants, Peter Kuon a recours à des critères bien définis permettant une approche méthodique du témoignage en tant que genre et pratique d’écriture. Celui-ci constitue la base et l’objectif principal de son étude et se voit attribuer un statut textuel propre. Ramification temporaire et peu développée de la littérature pour les uns, entièrement exclus par d’autres d’un supersystème littéraire se démarquant strictement des textes factuels, « simples » documents pour d’autres encore, ou enfin, pour un dernier groupe de chercheurs, classe textuelle controversée méritant d’être défendue pour son importance spécifique considérable, les témoignages sur la répression et la détention national-socialiste et fasciste en Europe – rapports ou récits, romans, théâtre et poésie – sont à l’heure actuelle pour la critique littéraire un objet d’observation examiné selon les perspectives les plus diverses. Le terme « témoignage » est devenu d’une part un concept générique, adapté pour appréhender les conditions de genèse et de réception, et d’autre part un concept de la typologie textuelle en lien étroit avec des textes en prose, eux-mêmes en lien étroit avec la personne du ou de la témoin. Du point de vue de la recherche littéraire, les diverses approches des textes ou interviews qu’on a pris l’habitude d’appeler « témoignages » diffèrent par exemple par la sélection du corpus en fonction de la langue ou d’une référence historique spécifique. Du fait de l’intérêt croissant pour le témoignage et la littérature mémorielle, impensable sans faire le lien avec l’histoire politique du xxe siècle, la définition de ce genre a connu une réévaluation et une revalorisation. La recherche de signes distinctifs semble encore en retard sur cette revalorisation, tout en donnant bien entendu à la discussion des impulsions essentielles.

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Dans L’écriture des revenants, l’auteur critique sans détour les positions cherchant à discréditer le témoignage et entreprend de bâtir avec circonspection un canevas de moyens permettant l’analyse des témoignages de déportés politiques. Son corpus est constitué de textes en langue française écrits en lien avec le système concentrationnaire de Mauthausen (Autriche). Les annexes renferment des informations sur le corpus : cinq tableaux fournissent les principaux détails, avec de brefs résumés, et assurent en outre la structuration et l’exploitation des matériaux selon différents critères. Kuon a recours aux procédés de l’analyse littéraire pour étudier les écrits de revenants du système concentrationnaire de Mauthausen, textes aux ambitions littéraires parfois limitées, quelque peu rétifs aux normes, mais pas isolés d’un point de vue discursif, et toujours soucieux du mot juste, de communication avec le public et de clarté éthique ; ces mêmes procédés servent en outre à saisir l’originalité de chaque texte et à nous en révéler la valeur spécifique. L’auteur plaide à cet égard pour la reconnaissance du statut textuel propre au témoignage, combinant la considération sociale et l’autorité dont jouit le témoin, la prétention des auteures et auteurs à dire la vérité, la transmission d’expériences inconnues des lecteurs et par là même, l’indissociabilité du lien entre auctoritas et contenu, y compris symbolique, ainsi que la dimension autobiographique. Ces critères sont donc bien plus larges que ceux exposés par exemple par Philippe Mesnard pour le témoignage littéraire dans Témoignage en résistance (2007). L’enjeu est pour Kuon de s’opposer au reproche de déficience adressé au gros de la littérature des déportés et de résister aux tendances actuelles de la recherche négligeant purement et simplement les œuvres moins connues du public lorsqu’il est question de littérature des survivants ou des témoins. Même des études sur le témoignage qui balayent un large éventail de textes n’élaborent leurs thèses principales qu’en s’appuyant sur un cercle restreint d’auteurs et d’auteures réputés, comme le montre Kuon au premier chapitre, ce qui implique d’ordinaire que la recherche en littérature ne s’écarte guère des sentiers battus.

Les critères d’analyse découlent des circonstances et des objectifs des auteures et auteurs eux-mêmes, et également d’un respect absolu du « principe de l’individualité des textes » (14, 85), rejetant sans équivoque les prétentions et les attentes conventionnelles de lecteurs qui ne sont nullement les destinataires premiers de la littérature testimoniale. Kuon met ici l’accent sur l’aspect performatif. Le terme « écriture » n’est pas simplement une manière plus actuelle de désigner la création littéraire. Les tentatives peu concluantes pour prendre comme point de repère fixe l’idée de genre laissent ici la place à une description de la pratique autobiographique comme « un champ, sillonné par plusieurs pratiques d’écriture » (58).

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L’écriture des revenants se subdivise en trois grandes parties : (1) Méthodes, (2) Expériences, (3) Écritures. Dans la partie « Méthodes », Kuon explique tout d’abord l’accent mis sur les témoignages de la déportation politique et présente la constitution du corpus (cf. « Annexes » et « Bibliographie » 1. Textes, 1.1. Témoignages sur Mauthausen). Il expose en détail les fondements sémiotico-littéraires de son approche, explicite la matrice d’analyse et justifie l’idée-clé définissant le témoignage comme genre hybride. Celui-ci est considéré non comme un genre déficitaire, mais comme un ensemble de signes et une coïncidence d’intentions multiples qui souvent s’entravent ou s’opposent. Elles constituent « l’essence hybride du témoignage concentrationnaire » (84). C’est précisément dans la « textualité hétérogène » (84) qui en résulte que l’auteur identifie la manifestation de « la difficulté de dire ce qui paraît indicible : l’expérience concentrationnaire » (84). À l’instar d’Annette Wieviorka dans Déportation et génocide – Entre la mémoire et l’oubli (1992) et de Philippe Mesnard dans Témoignage en résistance, Kuon n’apprécie pas outre-mesure la thèse topique de l’indicibilité. Ses points de départ sont l’hétérogénéité et la difficulté de dire, d’où proviennent les impulsions essentielles de L’écriture des revenants : compréhension des structures textuelles hybrides et reconnaissance des difficultés éprouvées par leurs auteurs à véritablement exprimer l’expérience de la détention concentrationnaire et de la survie, ou à l’exprimer avec pertinence, la question de l’adéquation retenant particulièrement l’attention et apparaissant à juste titre problématique – car comment définir ce qui est adéquat ?

La partie intitulée « Expériences » présente toute la gamme linguistique et littéraire des possibilités rhétoriques dans quatre domaines d’expérience : l’arrivée, la déshumanisation, la résilience et la résistance, la libération des camps. Les témoignages sont soigneusement analysés et mis en correspondance les uns avec les autres. L’auteur ne se limite nullement aux textes en langue française ou aux comptes-rendus : dans L’écriture des revenants, l’éventail des types de textes inclut entre autres le roman, le reportage, la poésie, ces derniers faisant pour leur part l’objet d’un chapitre spécifique dans la troisième partie. L’objectif déclaré d’apprécier à sa juste valeur l’autonomie des textes français relatifs au camp de Mauthausen, de resituer ceux-ci dans leur contexte politico-historique et de les faire dialoguer entre eux dépasse les limites, déjà larges, de l’étude de textes, et la clarté de sa mise en œuvre scientifique emporte la conviction. On retiendra particulièrement la sensibilité avec laquelle Peter Kuon effectue ses « lectures », pour reprendre le terme modeste figurant dans le sous-titre de l’ouvrage.

« Écritures », la troisième partie, est consacrée au potentiel que recèlent les témoignages dans des contextes extrêmement complexes. Les idées directrices en sont le caractère et la plausibilité des mythifications et des symbolisations ainsi que la transparence littéraire du traumatisme, celui-ci constituant une caractéristique à la fois propre et étrangère, mais aussi commune au système concentrationnaire dans toutes ses composantes. Kuon montre bien comment les romans sapent le statut fictionnel qui leur confère leur autorité en insistant sur l’authenticité des faits rapportés.

L’auteur apporte sa contribution au débat virulent sur le trauma et la problématique de la narrabilité ou non-narrabilité du traumatisme par le biais de ses propos sur l’écho psychologique de la littérature des survivants en tant que littérature. Avec minutie, Kuon démontre comment des textes témoignent du trauma, explicitement (« Écritures du trauma », 296–7), mais aussi implicitement, en évitant la déstabilisation (cf. 287–8). Quant à savoir dans quelle mesure l’expression « écriture traumatisée » convient ou non pour désigner des témoignages véhiculant un traumatisme décelable linguistiquement, cela mériterait plus ample discussion. Malgré la difficulté méthodologique consistant à donner une dimension linguistique à ce qui est incommunicable ou l’est difficilement, Kuon fait ressortir de manière plausible comment un « je souffrant » ou le « je anesthésié » s’affirme dans des « effets d’écriture » (293). On ne peut en effet juger de la vérité des traumatismes, de leur existence ou de leur absence.

Des réflexions sur la poésie (Jean Cayrol, André Ullmann, Violette Maurice) et sur des œuvres recourant à dessein à des procédés stylistiques résolument littéraires (Violette Maurice, François Wetterwald, Paul Tillard) viennent conclure l’étude de Kuon. Maurice, Wetterwald et Tillard tentent de communiquer par des effets esthétiques la vérité de l’expérience concentrationnaire, de la rendre saisissable en la dégageant en partie de la précision et de la référentialité concrète, ainsi qu’en renforçant des processus d’unification immanents. Ici se manifeste pleinement l’art de l’analyse littéraire, conséquence également de l’analyse minutieuse à laquelle ont été soumis auparavant des textes moins rigoureusement composés. C’est sur un engagement sans pathos que s’achève l’ouvrage. Il n’est pas possible – ni dans cette étude, ni dans d’autres – de faire abstraction de l’objet des témoignages.

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L’écriture des revenants est une remarquable contribution scientifique à l’approche judicieuse de la littérature des survivants du nazisme et de la Seconde guerre mondiale à partir des éléments constitutifs des textes eux-mêmes. Peter Kuon a fait l’effort de compulser, classer et analyser avec précision des archives ou des documents publiés et non-publiés, dépouillant une multitude de textes issus d’une longue période et de nature fort diverse au lieu de se borner à célébrer une fois de plus l’importance des mêmes œuvres devenues quasiment canoniques et la valeur de cet effort est inestimable, car c’est l’intensité de ce labeur qui confère à ses thèses leur crédibilité et leur force de conviction. S’ajoute à cela son sens de la langue, grâce auquel L’écriture des revenants démontre l’importance des compétences propres à la recherche littéraire et ce, pas uniquement pour ceux qui étudient la littérature dans le contexte de la répression et de la violence national-socialiste et fasciste ou de la littérature mémorielle et des témoignages.C’est là un point commun entre L’écriture des revenants et Les Alphabets de la Shoah: survivre, témoigner, écrire, d’Anny Dayan Rosenman (2007). La publication de Dayan Rosenman, tout en reposant sur un autre corpus, est elle aussi caractérisée par une lecture extrêmement sensible des textes, et à l’instar de L’écriture des revenants, elle se montre critique vis-à-vis des traditions de recherche courantes et des opinions péremptoires dans le champ à forte charge symbolique de la recherche sur le nazisme et le génocide. L’excellente connaissance de l’état de la recherche comme des circonstances historiques conditionne le poids accordé aux résultats de la « littérature concentrationnaire de Mauthausen » dans la perspective spécifique de l’auteur. Les nouveaux contours du champ tels que les a définis Peter Kuon et la liste de critères définitoires ouverts qu’il a établie, pour les témoignages sous forme de textes comme pour le témoignage en tant qu’acte, sont d’une importance majeure dans le domaine de l’analyse littéraire. En particulier, pour l’étude de la littérature des travailleurs forcés, des détenus et des survivants des camps, sa méthodologie et la qualité de son interprétation sont exemplaires et par là même porteuses d’avenir.

Traduction : Emmanuel Faure





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