« Ma patrie est caravane » : Amin Maalouf, la question de l’exil et le savoir-vivre-ensemble des littératures sans résidence fixe

Ottmar Ette

Ce texte a été publié en version raccourcie dans : « Amin Maalouf, l’exil et les littératures sans domicile fixe », in Dans le dehors du monde : exils d’écrivains et d’artistes au XXe siècle, Jean-Pierre Morel, Wolfgang Asholt et Georges-Arthur Goldschmidt, actes du Colloque de Cerisy, 14–21 août 2006 (Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2010), pp. 309–327.
« “ Ma patrie est caravane ” : Amin Maalouf, die Frage des Exils und das ZusammenLebenswissen der Literaturen ohne festen Wohnsitz », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte = Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes 32, 3–4 (2009) : 413–445.

Au-delà de l’exil

L’exil est un sentiment, une attitude, je dirais une crânerie. Je suis, bien sûr, quelqu’un qui a dû quitter son pays en période de guerre, pour aller s’installer dans un autre pays. Dans un sens, on peut parler d’exil, mais dans un autre sens, j’ai toujours refusé l’idée d’exil, partant du principe que l’homme est de toute façon, par nature, capable déjà de partir. C’est pourquoi je préfère de beaucoup la notion d’origines à la notion de racines, parce que les racines, c’est pour les végétaux. [...] Mais il est vrai aussi qu’il y a spontanément chez tout être humain, et depuis l’aube de l’histoire, je ne dirais pas un instinct migratoire, mais en tout cas la possibilité de se déplacer dans un monde qui est à nous tous ; et donc j’essaie de ne pas me considérer comme un exilé, mais plutôt comme quelqu’un qui a quitté un pays pour en découvrir un autre. J’acquiers une appartenance supplémentaire. Je découvre une culture supplémentaire. Je poursuis le cours de ma vie avec toutes les déviations qu’il peut y avoir dans le cours de chaque vie, mais je n’aime pas beaucoup la notion d’exil car elle suppose qu’il y a un pays auquel on est tenu d’appartenir, et qu’on est nécessairement déraciné quand on est ailleurs. Non, l’homme a ses racines dans le ciel.1

Dans ce passage marquant d’une interview publiée en 1999, Amin Maalouf, né en 1949 à Beyrouth, fils d’un père protestant et d’une mère catholique, lui-même melchite – c’est-à-dire chrétien arabe de l’église orthodoxe grecque, résume les points de vue et analyses qui ont empreint de façon décisive sa vie et son œuvre littéraire quant à la question de l’exil et du déplacement. Après avoir fréquenté l’école de jésuites française, Notre-Dame de Jamhour où il passa en 1966 les baccalauréats français et libanais2 et avoir suivi des études de sociologie à l’Ecole Supérieure des Lettres de Beyrouth, qui dépend de l’université de Lyon, il a travaillé à partir de 1971 comme journaliste au quotidien de langue arabe An Nahar pour la rubrique de politique internationale, ce qui lui permit d’effectuer de longs voyages, entre autres, en Inde, au Bangladesh, au Vietnam, en Ethiopie, au Kénia, en Tanzanie et au Maghreb. Après avoir dû subir à l’âge de 18 et 24 ans deux guerres civiles et qu’eut éclaté le 13 avril 1975 pratiquement sous la fenêtre de l’appartement où j’habitais à Beyrouth3 la Guerre du Liban, grande guerre civile qui se poursuivit dans des constellations différentes jusqu’en 1990, Maalouf, alors âgé de 27 ans, s’enfuit à Paris en juin 1976. Il y poursuit son travail de journaliste pour la revue de renom Jeune Afrique (avec des interruptions entre 1976 et 1985)4, il dirigea également la rédaction parisienne de An Nahar arabe et international (1979–1981). Le traumatisme causé par la guerre civile et la violence à ciel ouvert est – comme pour beaucoup d’écrivains de sa génération – même loin du Liban, un élément central de la pensée et de l’écriture d’Amin Maalouf5.

L’expérience de l’engrenage de la violence, se reconstituant sans cesse et sa fuite vers Paris hors de Beyrouth, contrôlé par les milices et les francs-tireurs, ont bien sûr beaucoup contribué au fait qu’en ce qui concerne Amin Maalouf on parle souvent du « chemin de l’exil »6. C’est sous le signe de l’exil que l’auteur, qui avait remporté en 1993 le Prix Goncourt pour son livre Le Rocher de Tanios, est présenté sur la quatrième de couverture de son roman Origines, publié en 2004, texte qui reçut la même année le Prix Méditerranée et où est développée la saga des Maalouf dispersés sur le globe7. Même si Maalouf s’est toujours défendu tout autant contre l’emploi du terme exil que contre sa catégorisation en tant qu’exilé, l’étiquette de l’exil semble rester, surtout pour les maisons d’édition et les responsables du marketing, une promesse de succès.

Mais pourquoi Maalouf refuse-t-il cette catégorisation ? Pourquoi l’auteur libanais tente-t-il d’éviter le fait d’être inclus dans la littérature d’exil libanaise qui s’est constituée au plus tard à la fin du XIXe siècle et s’est développée, de façon dramatique à cause des guerres et guerres civiles au cours de la seconde moitié du XXe siècle ? Et quelles autres catégories s’offriraient pour caractériser conceptuellement de façon plus appropriée et plus précise la situation littéraire, la position d’écrivain d’Amin Maalouf ?

Amin Maalouf, comme nous l’avons vu plus haut, entre en campagne contre le concept de l’exil, contre la représentation qui, pour lui, est liée à ce concept, celle d’un lieu d’appartenance natale, d’une patrie à laquelle l’exilé « est tenu » d’appartenir et où il aurait ses « racines ». La représentation d’un tel enracinement contredit cependant la possibilité offerte à l’être humain d’un départ, d’un partir qui se dérobe à la tension entre patrie et exil, tension qui détermine, qui définit. Maalouf oppose donc, opiniâtre, son partir à l’appropriation par la patrie. C’est donc l’ouverture du déplacement choisi et de la détérritorialité vers de nouvelles découvertes, de nouvelles relations et appartenances qui dynamise et ainsi subvertit le monde de représentation de l’exil. La métaphore topique du cours d’une vie est reliée à un savoir sur le vivre très spécifique, qui conçoit la vie comme issue du mouvement et la relie à une figure de mouvement ouverte, n’entrant pas dans la figure de cercle du retour.

Mais qu’est-ce qui pourrait apparaître à sa place ? Quel autre concept pourrait exprimer plus subtilement, plus précisément cette expérience fondamentale que celui de l’exil, autre concept pour la description duquel Amin Maalouf s’est battu et se bat toujours et encore dans beaucoup d’interviews ? Dans un entretien accordé au Magazine littéraire en 2001, il déclarait, par rapport au Liban et à la France se sentir « désincarné par rapport aux deux sociétés pour lesquelles je ressens une véritable appartenance profonde »8. Il ressentait aussi un fort « besoin d’être ailleurs » tout en ayant » profondément le sentiment que ma patrie, c’est l’écriture »9. Maalouf reprenait ainsi une formule qu’il avait déjà utilisée en 1997 dans une interview avec la même revue10 et reliait ce sentiment à un mouvement centripète, une recherche constante d’hétérotopie(s). A quoi ressemble alors cet au-delà de l’exil (qui serait seulement « un sentiment, une attitude, je dirais une crânerie »11) ? Et plus encore, comment Amin Maalouf lui confère-t-il un modèle littéraire, une forme littéraire convaincante au sein de différents textes ?

Au sein de l’identité

A ces réflexions sur le partir perpétuel et sur la nostalgie d’un ailleurs, Maalouf ne relie en aucun cas un abandon du concept d’identité12. Ceci peut tout d’abord étonner, le concept d’identité étant depuis toujours la base d’une logique de l’essentialité et de la stabilité qui détermine l’individu « en tant que tel » dans ses rôles et ses champs de références. Cela fait longtemps que la problématique de l’essentialisation accompagnant le discours sur l’identité (discours dont les locuteurs ne sont pas toujours conscients) a conduit à ce que, particulièrement au cours du dernier quart du XXe siècle, on soit arrivé, sous la pression d’objections de la critique identitaire, avec de nombreux ajouts et compléments explicatifs allant dans le sens des identités « multiples », « complexes » ou « hybrides » à une véritable excroissance et ainsi à un brouillage conceptuel de la notion d’identité 13. Il me semble certes inévitable pour les raisons évoquées ici brièvement de renoncer aux niveaux descriptif et théorique à la conceptualisation d’une identité déterminante et à la logique qui en découle ; il convient cependant au niveau concret (de l’objet) d’observer précisément à quelles épreuves extrêmes le concept d’identité est soumis.

Nous pouvons tout d’abord retenir qu’Amin Maalouf en dehors de ses représentations d’hétérotopie et de son refus d’un concept de patrie territorialisée n’a en aucun cas renoncé au concept d’identité, mais bien plus considérait et considère fiables ses aspects intrinsèques de stabilisation. Ainsi son essai Les Identités meurtrières, paru en 1998 et qui reçut en 1999 le prix Charles Veillon débute par ces phrases :

Depuis que j’ai quitté le Liban en 1976 pour m’installer en France, que de fois m’a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais « plutôt français » ou « plutôt libanais ». Je réponds invariablement : « L’un et l’autre ! » [...] Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C’est précisément cela qui définit mon identité.14

Maalouf évite certes ici les mécanismes d’exclusion du « ni – ni » qui accompagne souvent la détermination de l’identité, néanmoins sa détermination d’une identité « non-seulement-mais-encore » (et ici il me semble que les forces centripètes et de plusieurs points de vue déterminantes du concept d’identité s’exercent) ne laisse pas s’épanouir cette dynamique qu’il souligne de façon si évidente dans son refus du concept de l’exil exprimé dans le passage de 1999 cité plus haut. Maalouf se méfie pourtant tout à fait du petit mot identité15 qui survient de façon si évidente et si inoffensive, et il dévoile au cours de ses réflexions la force précisément meurtrière, radicalement excluante des déterminations identitaires établies sur un seul critère. Mais pour lui-même, il prétend à un concept d’identité positif et porteur de sens.

Dans ce contexte, pour l’auteur libanais, la dimension migratoire est particulièrement présente et se manifeste chez lui déjà au niveau de sa généalogie familiale :

Je viens d’une famille originaire du sud arabique, implantée dans la montagne libanaise depuis des siècles, et qui s’est répandue depuis, par migrations successives, dans divers coins du globe, de l’Egypte au Brésil, et de Cuba à l’Australie.16

L’identité individuelle est ici replacée en relation avec une généalogie familiale de dimension globale, cette généalogie met en rapport le monde arabe transplanté depuis longtemps du sud vers les montagnes libanaises et le Proche-Orient non seulement avec l’Europe mais aussi avec plusieurs pays de l’hémisphère américain ou du continent australien 17. Il s’agit – et cela n’est en aucun cas d’intérêt secondaire – de lieux et d’espaces, qui au cours d’une longue histoire d’émigrations, d’expulsions, d’exil depuis la fin du XIXe siècle sont devenus les scènes et lieux d’écriture de la littérature libanaise souvent écrite loin du Liban. Car vouloir réduire la littérature libanaise à celle qui s’écrit sur le territoire actuel de l’Etat du Liban serait absurde étant donné la production littéraire tout aussi dense que dispersée de par le monde. Dans ce cadre – et aussi à un niveau spécifique de littérature et d’histoire littéraire – le sens que l’auteur libanais donne à la phrase « se déplacer dans un monde qui est à nous tous »18 devient évident. Origines d’Amin Maalouf démontre que même au niveau de l’histoire familiale l’homo migrans a remplacé l’expulsé et l’exilé et que ses migrations ne s’effectuent pas seulement depuis la fin du XXe siècle à une échelle globale. Mais comment peut-on alors comprendre et conceptualiser une littérature née dans le contexte d’une telle histoire ?

La dimension de la seule territorialité, donc de la délocalisation dans le sens d’une déterritorialisation ne joue sûrement plus dans le contexte des littératures sans résidence fixe – même s’il s’agit de littératures nationales19 – un rôle qui dominerait entièrement les autres dimensions et leur serait superposé. A la différence de celui qui s’est exilé, qui dans le sens de Maalouf est lié à sa patrie territorialisable par l’idée de retour, le migrant – au sens de Maalouf – ne se déplace plus prioritairement dans sa langue maternelle mais utilise tout à la fois une ou plusieurs langues supplémentaires ; il n’a pas seulement émigré dans un autre territoire mais tout à la fois dans une autre langue et d’autres traditions culturelles face auxquelles il n’est pas étranger mais qu’il a fait siennes en tant qu’autres 20. Un savoir délocalisé peut de cette façon devenir translocalisé ; le champ de tension bipolaire entre lieu natal et exil, entre langue maternelle et langue étrangère s’ouvre à des mouvements dans l’espace et à des transversalités entre des horizons ouverts. Ce qui ne signifie en aucun cas que ce processus se déroule sans douleurs mais, – tout à fait dans le sens du passage de l’interview cité au début – il ne se situe plus sous le signe de la perte mais sous celui de la possibilité de découvrir et d’acquérir quelque chose d’autre, quelque chose de nouveau.

Dans ses interviews, ses essais, ses articles de journaux, tout comme dans ses romans, Amin Maalouf a toujours invoqué l’image d’une identité qui s’élargit constamment, multiplie ses appartenances, qui est posée, antithétique, comme le contraire positif, l’identité-contraire des « identités meurtrières » ; comme il les a vécues lui-même physiquement précisément aussi au Proche-Orient. Une identité qui se forme et se transforme tout au long de la vie21 s’oppose à une construction identitaire qui ne se dévoile pas comme produit construit et fonde sa domination sur des mécanismes d’exclusion qui menacent la vie des autres et possèdent parfois aussi un caractère suicidaire certain22. A la faveur du déploiement des systèmes de relations globaux se développent sur la base de ces identités monomanes, des « tribus planétaires »23 qui exercent et peuvent continuer à exercer une auto-affirmation excluante à une échelle pour ainsi dire mondiale.

Il faudrait préciser ici qu’à ce niveau, il s’agit en premier lieu moins de la question de l’exil en tant que structure empreinte de bipolarité et d’asymétrie (car orientée vers un centre perdu) que de l’exil en tant que structures d’une diaspora qui malgré une mise en réseau mondial peut, bien entendu, reposer sur des mécanismes bipolaires de délimitation et d’exclusion. Maalouf s’attache à ne pas considérer seulement les effets positifs de la mondialisation qui permet des réseaux relationnels mondiaux mais, – sans prétendre à l’exhaustivité 24 – considère également les conséquences négatives qui – comme nous pourrions le dire – ont provoqué dans différentes cultures des politiques identitaires beaucoup plus strictes ou ont conduit à des situations dans lesquelles la « diversité culturelle »25 de notre planète est gravement menacée. L’objectif prioritaire pour l’essayiste né au Liban est néanmoins d’« essayer de comprendre de quelle manière ladite mondialisation exacerbe les comportements identitaires, et de quelle manière elle pourrait un jour les rendre moins meurtriers » 26.

Les réflexions de Maalouf confluent en un concept d’identité qui conçoit l’identité d’un individu – et cela n’est pas vraiment nouveau – comme « la somme de ses diverses appartenances »27 et ainsi ne la subordonne pas à un paradigme d’exclusion (« en instrument d’exclusion, parfois en instrument de guerre »28) mais bien plus à un impératif d’inclusion. Aucun doute, deux conceptions de l’identité se trouvent abruptement confrontées. Les réflexions de Maalouf ne concernent pas seulement des individus mais aussi des sociétés entières qui devraient se souvenir de leurs « appartenances multiples qui ont forgé leur identité à travers l’Histoire »29 et devraient comprendre leur diversité – tout comme au niveau des langues, en France, on ne devrait pas oublier que le français possède aussi « une identité à multiples appartenances »30.

Il n’est pas étonnant que l’essai se termine par le rêve d’un monde dans lequel le temps des tribus, le temps des guerres saintes, le temps des identités meurtrières seraient définitivement révolus31. Personne ne devrait être ou se sentir exclu de la « civilisation commune »32 qui serait en train de se constituer. Le monde est devenu dans la vision de Maalouf essayiste un monde, un processus de rapide « formation d’une société mondiale »33 ayant conduit à une communauté d’envergure planétaire de laquelle les identités meurtrières mais non les formes de la diversité culturelle ont disparu.

En deçà de la littérature universelle

L’œuvre d’Amin Maalouf a été à plusieurs reprises, dans la discussion actuelle, extraite du contexte des littératures nationales et mise en rapport direct avec le concept de littérature universelle. Les romans de cet auteur – peut-on lire dans une étude récente – ne s’assumeraient pas face à un territoire spécifique ou seulement une langue d’écriture spécifique mais uniquement face à la tradition littéraire et se situerait donc dans ce que Goethe avait appelé la littérature universelle (Weltliteratur)34.

La nouvelle orientation riche en conséquences du concept de littérature universelle de Goethe constitue, on le sait bien, une réponse constructive à l’avancée et aux débuts de domination des conceptions des littératures nationales qui devaient régner sur les philologies au XIXe siècle et pendant de longues phases du XXe siècle. Erich Auerbach situait encore son projet, résolu mais pas encore décisif, d’une philologie de la littérature universelle après la Seconde guerre mondiale et de la Shoah dans la zone de tension entre littérature nationale et littérature universelle.35

Depuis longtemps bien sûr, entre littérature nationale et littérature universelle, se sont établies de complexes pluralités littéraires dont l’analyse critique englobant les différentes avancées de la mondialisation et orientée vers le système d’ensemble des littératures universelles (Literaturen der Welt) a été jusqu’à présent impardonnablement négligée. Au sein des littératures universelles de langues romanes, qui ont entre elles des liens particulièrement étroits, la littérature francophone représente un système tellement imbriqué – et par ailleurs particulièrement actif – qu’il ne peut être réduit à des littératures nationales prises séparément mais ne trouve pas non plus sa « solution » dans la direction de la littérature universelle.

En tant qu’écrivain de langue française, Amin Maalouf a été et est très souvent mis en relation avec le concept de francophonie36 et son écriture avec la littérature francophone. Cependant Amin Maalouf s’est exprimé de façon énergique sur la littérature francophone dans un article du Monde du 10 mars 2006 sous le titre « Contre la littérature francophone ». L’ancien rédacteur en chef de Jeune Afrique sait très bien de quoi il parle quand il déplore l’abandon déjà ancien de l’unité fraternelle recherchée et souvent invoquée de tous ceux qui utilisent la langue française. Ce qui avait débuté par – ce qu’on pourrait appeler – une pensée d’inclusion a dégénéré en un instrument d’exclusion : « Francophone », en France, aurait dû signifier »nous« ; il a fini par signifier « eux », « les autres », « les étrangers », « ceux des anciennes colonies ».37

Mais Maalouf n’en reste pas là. Si entre-temps la dénomination littérature francophone a été pervertie en « outil de discrimination » c’est parce que la société française actuelle serait devenue une « machine à exclure, une machine à fabriquer des étrangers en son propre sein ».38 Une France en pleine anxiété qui a peur de l’anglo-saxon et de l’islam, des Asiatiques et des Africains, de ses banlieues et de sa jeunesse exclut depuis longtemps non seulement l’ouvrier polonais au bas salaire mais aussi tous les « poètes étrangers qui viennent de si loin pour lui voler sa langue »39. L’exigence de l’abandon de la littérature francophone en tant que machine à exclusion ne pourrait pas s’exprimer plus clairement :

[...] mettons fin à cette aberration ! Réservons les vocables de « francophonie » et de « francophone » à la sphère diplomatique et géopolitique, et prenons l’habitude de dire « écrivains de langue française », en évitant de fouiller leurs papiers, leurs bagages, leurs prénoms ou leur peau !40

L’auteur libanais plaide ainsi pour deux causes : d’une part il ne dissout en aucun cas l’espace intermédiaire entre littérature nationale et littérature universelle en faveur de la seconde mais souligne l’importance que revêt la langue française comme média indépendant et autonome de la production littéraire, en un sens transnational, transgressant les frontières les plus diverses. Il tente d’éliminer, aussi du domaine de la littérature, les connotations – dont la dimension coloniale serait dès le début aisée à démontrer – qui découlent du concept de francophonie. Amin Maalouf situe ainsi, comme en passant, son écriture dans une lignée traditionnelle d’écriture en langue française de la littérature libanaise particulièrement marquée au XXe siècle sans bien sûr s’enfermer dans cette dimension de littérature nationale, il tente précisément de mettre en évidence le monde des écrivains de langue française comme cadre essentiel de références. Si, en ce sens, il se domicilie au-delà de la littérature nationale, il se place en même temps de façon très nette en deçà de la littérature universelle, tout au moins si nous l’entendons comme une littérature unique, commune, sans différenciation autre qui fonctionne à échelle mondiale pour ainsi dire « sans frontières ». N’oublions pas qu’Amin Maalouf a choisi le français et ainsi une langue d’écriture qui n’est pas sa langue maternelle, un choix qui – comme Roland Barthes le formulait à propos de Joseph Conrad dans un article de 1957 publié dans la revue Arts – n’est aucunement de nature instrumentale :

Le langage du moins et surtout celui de l’écrivain, n’est pas un outil, une technique, c’est une structure, une conscience : l’emploi d’un langage ne peut résulter d’une décision épisodique et en quelque sorte volontariste, même si elle apparaît justifiée de l’extérieur par la préoccupation d’un sujet ou d’un public particuliers.41

C’est pourquoi il me semble que le choix de Maalouf souvent commenté dans ses interviews, à savoir d’utiliser, avec une logique évidente, l’arabe pour son travail journalistique au Liban mais très tôt déjà le français dans ses premiers textes littéraires n’est pas à rattacher à des éléments épisodiques (comme par exemple une formation scolaire essentiellement marquée par le français ou un contexte familial dans lequel d’ailleurs la langue européenne dominante était l’anglais) mais que ce choix est motivé structurellement – dans le sens d’une appartenance à une communauté spécifique imaginée de langue et d’écriture. Maalouf est de façon très consciente un écrivain de langue française, qui ne veut pas constamment exhiber son carnet d’identité mais veut savoir son écriture comprise dans le contexte de la littérature, des littératures de langue française.

Mais d’autre part – et cela ne constitue en aucun cas un aspect secondaire – le français ne doit pas devenir un exil : « Il ne faudrait tout de même pas que la langue française devienne, pour ceux qui l’ont choisie, un autre lieu d’exil42. » Donc ici aussi la conceptualisation de l’exil serait tout à fait déplacée, car alors le français se trouverait pour tous les écrivains qui utilisent cette langue d’écriture comme langue non maternelle sous le signe de la perte d’un lieu natal linguistique dans lequel l’être humain naît, tout comme il naît dans un territoire que l’on appelle sa patrie. Le choix conscient du français comme langue de son écriture littéraire, choix qu’il n’effectua pas en France mais bien avant déjà au Liban, signale cependant le choix d’un lieu intermédiaire aux traditions très spécifiques, intermédiaire entre les niveaux de littérature nationale et de littérature universelle. L’écriture du journaliste qui s’exprime à l’origine en arabe et du romancier qui écrit en français se crée, oscillant entre littérature nationale et littérature universelle, un espace-mouvement qui est également caractéristique pour l’écrivain né à Beyrouth et vivant – tantôt à Paris tantôt à l’île d’Yeu – ni dans un exil territorial, ni dans un exil linguistique et de plus caractéristique également pour les littératures sans résidence fixe.

D’autres côtés

Renaud de Rochebrune a, de son point de vue, recomposé dans des miscellanées pleines d’humour le parcours vers l’écriture de son collègue de rédaction. Il rapporte avoir téléphoné à Maalouf qui à l’époque dirigeait la rédaction parisienne de An Nahar pour lui demander quels seraient les auteurs qui pourraient écrire un livre sur les croisades d’un point de vue arabe. A la surprise de Rochebrune, Maalouf a lui-même mordu à l’hameçon, le journaliste libanais n’ayant à cette époque – comme on le comprend vite – pensé à rien d’autre qu’à « écrire un livre »43. Maalouf qui venait alors de travailler aux premiers chapitres d’un roman de science fiction sur une nouvelle glaciation a tout de suite été enthousiasmé à l’idée d’inverser la perspective habituelle de l’Occident. Certes, une première version a été refusée par l’éditeur car elle s’attachait trop à une double perspective pour ainsi dire objective des croisades ; Maalouf aurait déchiré son manuscrit, se serait tout de suite remis à travailler un texte suivant la perspective arabe. Il remit un essai qui rencontra un fort intérêt auprès des lecteurs et dut être réédité peu de temps après sa publication. Les Croisades vues par les Arabes44 publié la première fois en 1983 est le premier livre du Libanais, il est tout à la fois un texte historiographique et un passage vers l’écriture des romans qui suivent, Maalouf ayant lui-même écrit dans son « Avant-propos » qu’il a voulu écrire selon une perspective jusqu’alors négligée « le roman vrai » des croisades.45

Le recours aux historiens et chroniqueurs arabes ne permit pas seulement une histoire des croisades vues du côté arabe – ce que l’on avance souvent – mais, introduit un reflet des perspectives de l’autre côté, dans la mesure où s’établit (tout au moins de façon implicite) une situation de dialogue au sein de laquelle une perception des croisades jusqu’alors dominante en occident est contrecarrée et simultanément complétée par une perception arabe. La situation dialogique est subtilement amorcée par le fait que ce texte écrit par un chrétien arabe pour un public occidental, tout d’abord essentiellement français, réfère toujours aux tensions contemporaines entre l’Orient et l’Occident. Rien de plus qu’une actualisation journalistique du résultat d’une recherche historiographique ?

On pourrait le penser. Mais un regard sur la production des romans de Maalouf qui suivirent montre qu’il se cache bien des choses derrière ce procédé. Ce qui ne semble être tout d’abord qu’un jeu de miroirs, avec face à lui la perspective dominante de l’Occident, est construit de façon si complexe que l’on peut considérer la publication de cet « essai historique qui connut un grand écho » comme « la première pierre de sa carrière d’écrivain »46 et pas seulement dans le sens d’un premier livre. Car ce texte qui n’est selon Maalouf – et ce malgré une opinion courante – justement pas un « livre d’histoire »47 expérimente le jeu de miroir littéraire avec l’histoire, qui est pour l’auteur d’origine libanaise « un réservoir de passions humaines »48.

Ce n’est pas par hasard que Maalouf a toujours protesté – même si ce fut la plupart du temps sur un ton de retenue – contre la classification de ses récits sous la rubrique « romans historiques » : « Je laisse dire que j’écris des romans historiques, mais je n’en ai pas le sentiment. En vérité, je joue avec l’Histoire. »49 Ce jeu (sérieux, vrai) avec l’histoire n’implique pas seulement un changement de perspectives mais met en scène une hétérotopie constante des regards et points de vue. Il donne à l’histoire des axes de perception transversaux pour ainsi dire transhistoriques là où un public occidental les aurait le moins attendus. En ce sens le titre du livre est lui-même révélateur, si un écrivain arabe avait écrit et publié ce livre au Caire, à Beyrouth ou Damas, il aurait bien sûr renoncé à la précision « vues par les Arabes ».

A l’encontre de la périodisation traditionnelle occidentale des Croisades, la répartition en Invasion (1096–1100), Occupation (1100–1128), Riposte (1128–1146), Victoire (1146–1187), Sursis (1187–1244) et Expulsion (1224–1291) donne une vision de la confrontation entre l’Orient et l’Occident comme expérience traumatisante d’une agression, d’un viol effectués par les envahisseurs. Les effets de ce traumatisme sont aujourd’hui encore perceptibles – et les réactions dans le monde arabe à la rhétorique des croisades accompagnant la War on Terror l’ont montré en toute clarté. Parmi les thèses les plus intéressantes de l’auteur, on trouve celle qui avance que la défaite et l’expulsion des Franj, c’est-à-dire des intrus européens, ont certes signifié la victoire des Arabes sur les Croisés mais ont, paradoxalement, contribué à une stagnation de la civilisation arabe :

En apparence, le monde arabe venait de remporter une victoire éclatante. Si l’Occident cherchait, par ses invasions successives, à contenir la poussée de l’islam, le résultat fut exactement inverse. Non seulement les Etats francs de l’Orient se retrouvaient déracinés après deux siècles de colonisation, mais les musulmans s’étaient si bien repris qu’ils allaient repartir, sous le drapeau des Turcs ottomans, à la conquête de l’Europe même. En 1453, Constantinople tombait entre leurs mains. En 1529, leurs cavaliers campaient sous les murs de Vienne.

Ce n’est, disions-nous, que l’apparence. Car, avec le recul historique, une constatation s’impose : à l’époque des croisades, le monde arabe, de l’Espagne à l’Irak, est encore intellectuellement et matériellement le dépositaire de la civilisation la plus avancée de la planète. Après, le centre du monde se déplace résolument vers l’ouest. Y a-t-il là relation de cause à effet ? Peut-on aller jusqu’à affirmer que les croisades ont donné le signal de l’essor de l’Europe occidentale – qui allait progressivement dominer le monde – et sonné le glas de la civilisation arabe ?50

Ainsi s’ouvre un espace-de-jeu historique et culturel mais aussi politique et économique de l’histoire que les romans de Maalouf dans les années qui suivront éclaireront de façon ingénieuse à l’aide d’une technique de miroirs pivotants. Le secret de la réussite de ce jeu littéraire repose dans le fait de trouver et d’inventer des figures (au sens de figurae) entre les mondes – que ce soient des personnages historiques ou fictifs, des figures du mouvement chorégraphique des voyages et migrations les plus divers, des figures rhétoriques qui ne permettent ni stagnation, ni fixation ou encore qu’il s’agisse d’une interprétation figurée de l’histoire dans laquelle l’histoire, pour ainsi dire transhistorique, saute d’un personnage à l’autre, de figura en figura. Le mobile de Maalouf commence à bouger et utilise – au-delà de l’exil – les espaces intermédiaires dynamiques qui se sont autogénérés.

Entre les mondes

L’œuvre d’Amin Maalouf, au sens le plus littéraire du terme débute par un coup de timbale :

Moi, Hassan fils de Mohamed le peseur, moi, Jean-Léon de Médicis, circoncis de la main d’un barbier et baptisé de la main d’un pape, on me nomme aujourd’hui l’Africain, mais d’Afrique ne suis, ni d’Europe, ni d’Arabie. On m’appelle aussi le Grenadin, le Fassi, le Zayyati, mais je ne viens d’aucun pays, d’aucune cité, d’aucune tribu. Je suis fils de la route, ma patrie est caravane, et ma vie la plus inattendue des traversées.

Mes poignets ont connu tour à tour les caresses de la soie et les injures de la haine, l’or des princes et les chaînes des esclaves. Mes doigts ont écarté mille voiles, mes lèvres ont fait rougir mille vierges, mes yeux ont vu agoniser des villes et mourir des empires.

De ma bouche, tu entendras l’arabe, le turc, le castillan, le berbère, l’hébreu, le latin et l’italien vulgaire, car toutes les langues, toutes les prières m’appartiennent. Mais je n’appartiens à aucune. Je ne suis qu’à Dieu et à la terre, et c’est à eux qu’un jour prochain je reviendrai.51

Ces lignes n’ouvrent pas seulement le roman Léon l’Africain paru en 1986, trois ans après Les Croisades vues par les Arabes, elles ne constituent pas seulement l’incipit du premier roman d’Amin Maalouf mais représentent également une entrée très personnelle en littérature. Dès le moi, dès la première syllabe du roman nous avons affaire à une polysémie littéraire à haut potentiel dont les aspects autobiographiques ne sont certainement pas absents. Car ce Je ouvre d’une part une autobiographie de dimension fictive qui se réfère à une figure historiquement authentique qui effectivement porte au cours de sa vie des noms différents. Au centre de ce roman se trouve uniquement al-Hassan ben Mohammed ben Ahmed al-Wazzan al-Gharnati al-Fassi, né dans la Grenade mauresque, personnage qui entre décembre 1494 et août 1495, donc peu après52 la conquête en 1492 de la capitale de l’empire des Nasrides, est entré dans les livres d’histoire et encyclopédies sous le nom de Giovan Leone Affricano. Son nom arabe complet ne comprend pas seulement les remarques faites dans le texte français sur différents lieux où vécut le Grenadin mais est également complété par le nom de baptême chrétien que le pape lui donna en 1520, à lui, futur auteur de la Descrittione dell’Africa qui fut jusqu’à Mungo Park le rapport de référence sur l’intérieur du continent africain. Donc un Je qui possédait déjà au niveau du personnage historique beaucoup de noms et de facettes et qui jusqu’à nos jours a souvent été considéré comme un voyageur entre les mondes, un nomade entre les cultures.53

Nous avons donc affaire à l’autobiographie fictive d’un auteur et ce reflet d’un auteur dans l’écriture d’un autre n’est pas sans conséquences sur la sémantisation du Je, qui dès la première ligne du roman doit être doublée. Une citation du poète irlandais W. B. Yeat traduite en français est placée en épigraphe : « Cependant ne doute pas que Léon L’Africain, Léon le voyageur, c’était également moi. »54 Le moi à la fin de l’épigraphe se fond dans le moi de la première phrase du roman et introduit un nouveau dédoublement dans le sens où le poète irlandais né en 1865 s’identifie à l’auteur né à la fin du XVe en Andalousie et ainsi avec ce moi un troisième auteur entre en jeu dans l’histoire et dans le jeu avec l’histoire, à savoir le romancier né au Liban qui comme son personnage historique se déplace depuis longtemps lui-même entre l’Orient et l’Occident.

De cette façon est ajoutée dès le début à l’autobiographie fictive une signature autobiographique pour ainsi dire en filigrane, une inscription autobiographique qui fut bientôt remarquée. Ainsi dès l’année de parution en 1986, Jean-Louis Buchet remarqua dans Jeune Afrique qu’il existait beaucoup de parallèles entre le comportement ouvert sur le monde et tolérant de l’Andalou du XVIe siècle et celui du Libanais du XXe siècle : « Léon l’Africain, observateur attentif des réalités qui l’entourent, [...] antifanatique par excellence, ressemble à Amin Maalouf. »55 Lupo in fabula.

Le Je du roman montre et cache à la fois un grand nombre de Je, qui ont bien sûr beaucoup de points communs. En premier lieu des voyageurs entre les mondes, toujours en train de partir, des habitants d’un monde intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, monde dont l’entre-deux n’est pas un espace mais un mouvement, une oscillation. Dès le début de Léon l’Africain, le Je se dérobe à toute territorialisation, tout attachement à une classification et une identité qui aurait des racines territoriales. Sa généalogie naît du mouvement, sa vie n’est pas localisation mais transversalité, sa patrie la marche sans repos d’une caravane – et ce n’est pas pour rien que beaucoup d’éléments relient cette métaphorique à celle du titre du roman de Emine Sevgi Özdamar 56 Das Leben ist eine Karawanserei (La vie est un caravansérail) dont l’auteur né en Turquie et vivant en Allemagne n’écrit pas non plus dans sa langue maternelle.

La situation de l’écrire-entre-les-mondes57 est profondément notable dans la suite immédiate de l’incipit cité plus haut :

Et tu resteras après moi, mon fils. Et tu porteras mon souvenir. Et tu liras mes livres. Et tu reverras alors cette scène : ton père, habillé en Napolitain, sur cette galée qui le ramène vers la côte africaine, en train de griffonner, comme un marchand qui dresse son bilan au bout d’un long pèriple.

Mais n’est-ce pas un peu ce que je fais : qu’ai-je gagné, qu’ai-je perdu, que dire au Créancier suprême ? Il m’a prêté quarante années, que j’ai dispersées au gré des voyages : ma sagesse a vécu à Rome, ma passion au Caire, mon angoisse à Fès, et à Grenade vit encore mon innocence.58

L’écriture du livre qui se présente à nous a lieu sur un bateau qui traverse la Méditerranée de l’Italie vers les côtes d’Afrique du Nord en quelque sorte à mi-chemin entre l’Occident et l’Orient.59 Cette situation est reprise dans une dernière page symétrique à l’incipit, page qui clôt le cadre d’action de l’écriture (autobiographique et ayant ainsi un soubassement frictionnel). Le moi est toujours « porté par cette mer » mais déjà apparaît la côte africaine, les ruines de Carthage se devinent et l’on atteint les minarets de Tunis ; le voyage, le déplacement dans le monde-intermédiare se termine et avec lui le mouvement de l’écriture même. Mais la vie du voyageur est aussi proche de sa fin ; il pense à un dernier partir : « Vers ce Lieu ultime où nul n’est étranger à la face du Créateur. »60 Et le dernier mot du roman oscille comme le premier ; le Créateur n’est pas uniquement le dieu invoqué par le Je mais aussi l’artiste lui-même à qui rien n’est étranger et ne peut être étranger dans ce jeu avec l’histoire.

L’écriture dans et hors du monde-intermédiaire n’est pas seulement liée au détachement du Je d’un territoire ou plus encore de la territorialité mais détache et libère celui qui écrit d’une appartenance à une langue unique qui exclut les autres. Non seulement les territoires mais également les langues sont au cours de cette traversée parcourus de part en part. La dimension transterritoriale est complétée par une dimension translinguale qui dans le domaine littéraire n’attribue plus à la langue maternelle un lieu privilégié et dominant.

Ainsi le début et la fin du roman constituent la scène d’une écriture dont le résultat prétend être le livre lui-même. Son premier lecteur est le fils du Je (en quelque sorte le lector in fabula). Cette figure explicite du lecteur qui préfigure la position du lectorat à venir ne nous est pas inconnue en histoire littéraire. Car c’est précisément au XVIe siècle, époque où se situe la scène d’écriture, et précisément en Espagne qu’apparut le genre de la novela picaresca qui se répandit rapidement, le roman picaresque dans lequel souvent à la fin de sa vie le Je s’adresse à ses descendants. Le Je du picaro qui a voyagé loin et mûri présente à côté d’autres vitae sa propre vie à la première personne du singulier comme un exemplum et, le discours du narrateur – comme à la fin de Léon l’Africain – ne manque pas de conseils.

L’exemplarité profondément ambivalente de cette vita provient du fait que les hauts et les bas de la vie ont été savourés tout au long de la vie et qu’en même temps l’itinéraire de voyage est spatialement matérialisé par la structure narrative. Cette formule narrative de la novela picaresca qui a profondément marqué l’art du récit européen et tout particulièrement le roman moderne – dont le premier exemple serait le Don Quijote de la Mancha de Miguel de Cervantes – cette formule donc parraine visiblement la construction d’une histoire qui se joue au moment du passage vers les temps modernes et qui joue avec les passages les plus divers de l’histoire, ses sources d’énergie étant le voyage, la caravane, la traversée constante. La multiplicité de ses déplacements entre les mondes de l’Orient et de l’Occident, les mondes du XVIe et XXe siècles est celle très spécifique de l’écrire-entre-les-mondes qui sera analysé plus précisément dans ce qui suit.

Entre les latitudes

Ce récit, qui comme Les Croisades vues par les Arabes est organisé de façon chronologique mais avec une double datation chrétienne et musulmane, comprend quatre livres : le livre de Grenade (1488–1494), le livre de Fez (1494–1513), le livre du Caire (1513–1519) et le livre de Rome (1519–1527). Ce roman, qui a reçu le Grand Prix de la Méditerranée, le Prix France-Liban et la Médaille d’argent du Prix Paul Flat de l’Académie française, inclut dans sa diégèse une durée d’environ quarante ans et en même temps la quadrature de la Méditerranée, dans le sens où, à l’aide des noms de ville, s’effectue une lecture de ce lieu intermédiaire central entre l’Orient et l’Occident dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

L’enfance d’Hassan (comme nous appellerons ce protagoniste et non pas al-Hassan al-Wazzan, comme le personnage historique) est le thème central du premier livre, elle se déroule durant les tensions et divisions d’un pays secoué de crises où la chute de Grenade61 anticipe le déclin de l’Andalousie mauresque qui ne sera tolérée que pour peu de temps encore par les chrétiens. « Le livre de Fez », le plus volumineux, relate quant à lui tout d’abord l’exil andalou en Afrique du Nord et les combats contre les Portugais qui progressent sur le terrain, puis s’ouvre la diégèse méditerranéenne mais avec les différents voyages du jeune Hassan au travers du Sahara vers Tombouctou, puis au travers de différents royaumes d’Afrique noire. Il est consacré au jeune homme qui tour à tour s’enrichit et redevient pauvre, découvre l’amour avec la belle esclave Hiba – qui lui est offerte en remerciement pour un poème et ainsi pour la première fois l’écriture génère l’amour62 – et aux voyages au centre de l’Afrique qui ont rendu célèbre le modèle du protagoniste.

Le livre du Caire, qui lui fait suite, se trouve sous le signe de l’amour du Grenadin qui a mûri pour la princesse Nuur qui, incarnation du mythe de la belle Tcherkesse, instrumentalise Hassan pour la réalisation de ses plans et tente de faire monter sur le trône son fils en tant que petit-fils du monarque ottoman Bayezit. Suivent des voyages dans le Maghreb, vers Constantinople puis à nouveau vers le Caire où Hassan et Nuur tentent en vain de mettre en garde dans l’Egypte encore dominée par les mamelouks contre l’attaque du sultan turc dont ils ont entendu parler. La conquête sanglante du Caire par les Turcs en 1517 est tout à la fois un renvoi à la chute de Grenade de 1492 et en même temps une anticipation du pillage de Rome de 1527 par les vassaux de Charles V ; technique de la « reprise »63 que l’on pourrait très bien interpréter dans le sens d’une compréhension de l’histoire64 figurée et comme une caractéristique supplémentaire de la figura chez Maalouf. Car l’interprétation figurée de l’histoire qui remonte à l’antiquité (et à Cicéron65 que Maalouf apprécie tout particulièrement) et qui a pris précisément chez les pères de l’église, dans le sens d’une « prophétie réelle »66, une fonction de structuration semblable à celle que l’on trouve dans le roman de Maalouf, est effectivement un élément qui réapparaît régulièrement et contient – non seulement dans Léon l’Africain – une signification éminemment transhistorique. Une bataille renvoie à la suivante, une tempête de neige aux catastrophes passées et futures. L’amour porté à Hiba anticipe celui porté à Nuur au Caire et à Maddalena à Rome, un personnage historique en préfigure un autre : Une figure peut en cacher une autre.

Mais revenons aux éléments précis de l’histoire et à leur organisation dans le récit. Après le pèlerinage à La Mecque, Hassan en revenant de Djerba est enlevé par des pirates chrétiens et offert comme esclave au pape de la Renaissance Léon X. Là commence le « Livre de Rome » qui clôt l’ensemble. Le Grenadin est à nouveau sur le côté nord de la Méditerranée et sous une domination chrétienne qu’il apprit à connaître et à craindre au début de sa vie à Grenade (ou dont on lui a parlé plus tard). Au centre du pouvoir de la chrétienté, il sera en 1520, le jour anniversaire de l’entrée des rois catholiques à Grenade, baptisé par le pape lui-même du nom du pape de la maison des Médicis, Léon. Il apprend rapidement non seulement à lire des livres écrits en latin et en italien mais encore à rédiger ses écrits dans la langue étrangère mais qu’il s’est bientôt appropriée d’une ville où il fait la connaissance des élites de la noblesse et du clergé mais aussi du monde du peuple – à la veille du déclin, juste avant le tristement célèbre Sacco di Roma.

Son immersion dans le monde de l’humanisme et de la Renaissance, des artistes et des cosmographes, des savants et des écrivains le conduit à une écriture qui est tout à la fois proche et étrangère aux temps modernes de la chrétienté européenne qui est perçue sous le signe des débats entre catholicisme et protestantisme. Tout cela incite l’auteur empreint de monde arabe mais écrivant en Europe d’une part à prendre un rôle de médiateur entre les savoirs orientaux et occidentaux et d’autre part à prendre une position personnelle entre l’Orient et l’Occident.

L’ensemble du roman est – comme tous les romans de Maalouf qui suivront – « où tout est mouvement, où tout est progression »67 empreint de constants changements de lieu et de voyages choisis ou contraints. Il en résulte un réseau dense de rapports transcontinentaux entre Europe, Afrique et Asie, réseau qui est complété par des relations transaréales – reliant différentes Areas – tout aussi étroites. D’une part se trouvent ainsi reliés les trois continents de l’ancien monde – qui à la différence de l’Amérique ou de l’Australie compris comme des continents au sens étymologique du terme sont des continents non seulement dans le sens où chacun est un ensemble continu de terres mais aussi dans le sens de la contiguïté de ces ensembles de terres entre eux. Mais d’autre part ce sont – pour ne citer que les Areas les plus importantes – l’ancien Al-Andalus, les royaumes chrétiens d’Espagne, le Maghreb et le Machrek, les royaumes d’Afrique noire, l’empire ottoman en expansion, l’Italie des Médicis avec Rome comme centre du catholicisme tout comme, remettant ce centre en question, une Europe du Nord empreinte de luthéranisme qui se trouvent étroitement entrelacés. La focalisation sur une tension antithétique entre l’Orient et l’Occident se révèle être, vue de cette perspective, une réduction dans le sens où la figure du protagoniste traverse tout aussi bien les latitudes les plus différentes que les caractéristiques politiques, économiques, sociales et culturelles les plus diverses et ne définit donc pas un champ de tension bipolaire mais un entrelacs pluripolaire de forces qui s’opposent les unes aux autres et souvent se combattent. Hassan, alias Léon l’Africain est en ce sens un voyageur entre les latitudes qui s’entretient tout aussi bien avec les habitants du Sahara, du Sub-Sahara ou de l’Egypte qu’avec des Saxons, des Florentins, des Tcherkesses ou des Turcs, des Juifs andalous ou des Berbères islamisés. Le roman dessine le portrait d’une société universelle de l’ancien monde qui, à l’époque suivant les croisades, règle violemment ses conflits et que Léon l’Africain arpente plus d’une fois d’une façon transcontinentale, transaréale et transculturelle c’est-à-dire en traversant les différents espaces culturels. Aucun doute, cette société universelle de l’ancien monde préfigure la société universelle, qu’Amin Maalouf cite si souvent dans ses interviews, une société au sein de laquelle un jour dans un avenir assez proche les frontières de l’Europe se transformeront encore et s’élargiront :

Et puis j’ai aussi le rêve plus précis de voir l’Europe telle qu’elle est en train de se former, réussir son projet, c’est-à-dire arriver à faire vivre ensemble des gens différents en préservant la diversité culturelle et en étant capable malgré tout, de créer un véritable sentiment de solidarité entre tous ces peuples. Je rêve aussi du jour où elle s’étendra un peu plus loin, jusqu’au Proche-Orient. Je pense que c’est une chose possible, encore éloignée, mais pas si éloignée. Moi, je ne la verrai pas, mes enfants la verront peut-être, et mes petits-enfants certainement.68

Le Proche-Orient faisant partie de l’Europe : n’y a-t-il pas confusion entre latitudes et longitudes ? Celui qui analyse de plus près l’histoire de ce qui est appelé Europe sait combien de fois, au cours de cette histoire, non seulement les êtres humains se sont déplacés par delà les frontières, mais aussi les frontières par-delà les êtres humains et que la compréhension de ce qui peut être entendu sous le terme Europe s’est toujours fondamentalement modifié.69 La littérature a constamment et fortement accompagné ce processus.

Entre les temps

Le mouvement d’Hassan au travers des continents, des cultures et des langues ne trouve pas de repos dans ce roman. Comment pourrait-on alors définir la position du protagoniste ? La définition de cette position doit être nécessairement reliée à une écriture hors du mouvement, cette écriture qui dès la première page du roman s’effectue en transit, sur le bateau. C’est une écriture qui se sait à l’ombre projetée des transformations et les bouleversements fondamentaux et est consciente du fait que la vie exige dans un temps en pleine accélération de nouvelles conceptions des territoires et des cultures. Hassan, passé maître en l’art de la survie, qui a survécu à la chute de plusieurs royaumes et plusieurs dynasties donne finalement à son fils un conseil qui formule le savoir sur le vivre qu’il a rassemblé au cours d’une vie particulièrement mouvementée sous forme de savoir sur le survivre :

Où que tu sois, certains voudront fouiller ta peau et tes prières. Garde-toi de flatter leurs instincts, mon fils, garde-toi de ployer sous la multitude ! Musulman, juif ou chrétien, ils devront te prendre comme tu es, ou te perdre. Lorsque l’esprit des hommes te paraîtra étroit, dis-toi que la terre de Dieu est vaste, et vastes Ses mains et Son cœur. N’hésite jamais à t’éloigner, au-delà de toutes les mers, au-delà de toutes les frontières, de toutes les patries, de toutes les croyances.70

L’expérience du monde au sens général des expériences acquises par la perception du monde extérieur prend ici le sens de l’expérience de celui qui parcourt le monde, le parcourt par delà les frontières territoriales, culturelles et religieuses les plus diverses. L’identité individuelle – et là les relations intratextuelles avec son essai plus tardif Les Identités meurtrières sont évidentes – doit s’éprouver et se définir dans le conflit avec des esquisses identaires appropriantes et manifestant une exigence exclusive. La pensée et l’écriture d’Amin Maalouf sont certes un produit de l’histoire, mais peut-être plus encore une opposition, une résistance à l’histoire, qui devient l’arc-boutant de sa ou ses propre(s) histoire(s).

Il est indiscutable et, comme nous l’avons déjà souligné, reconnu depuis longtemps qu’Amin Maalouf enrichit souvent l’autobiographie fictive de traits autobiographiques qui renvoient au biographème de l’écrivain libanais et confèrent une expression littéraire à son propre savoir sur le vivre dans le contexte de l’expérience d’une mondialisation accélérée. Des éléments discursifs comme Maalouf les a développés dans ses interviews ou ses essais se retrouvent dans les modes de pensée des personnages les plus divers de ses romans. De nombreux anachronismes répartis consciemment – comme par exemple les débats dans la Grenade maure entre des fondamentalistes islamistes et des modernisateurs aux pensées occidentales – attirent dès le début et tout au long du texte l’attention sur la double temporalité de Léon l’Africain, roman dont la diégèse s’ouvre au niveau temporel de façon surtout discursive de la fin du XVe siècle à la fin du XXe siècle en un mouvement de pendule entre ces deux niveaux de temps. Ceci vaut aussi et surtout pour la dimension d’une mondialisation accélérée, dont Amin Maalouf se sait contemporain, les nouvelles technologies de la communication pouvant conduire dans un monde globalisé à « une sorte d’uniformisation accélérée », par laquelle aujourd’hui les groupes les plus différents se sentent menacés.71

Il est caractéristique pour la conception du premier roman de Maalouf mais aussi pour les romans suivants de l’auteur libanais que – partant sans aucun doute de l’expérience de la phase actuelle de mondialisation accélérée pour construire l’esquisse de la société universelle de Léon l’Africain – il utilise l’annus mirabilis 1492 non seulement pour considérer l’autre côté de la chute de Grenade ou l’autre côté de la persécution et de l’expulsion des Juifs mais aussi pour considérer l’ouverture de la première phase de mondialisation accélérée – mondialisation qui présuppose la possibilité technologique d’une communication ou d’un transport à échelle globale. C’est ainsi qu’apparaît dans le roman, sous forme de clin d’œil, le personnage d’un autre voyageur :

C’est au cours d’une de ces balades qu’on montra à mon père, à la porte d’une taverne, un marin génois dont tout Santa Fe parlait et se distrayait. On l’appelait « Cristobal Colón ». Il voulait, disait-il, armer des caravelles pour rejoindre les Indes par l’ouest, la terre étant ronde, et il ne cachait pas son espoir d’obtenir pour cette expédition une partie du trésor de l’Alhambra. Il se trouvait là depuis des semaines, insistant pour rencontrer le roi ou la reine qui l’évitaient, bien qu’il leur fût recommandé par de hauts personnages. En attendant d’être reçu, il leur adressait sans arrêt messages et suppliques, ce qui, en ces temps de guerre, ne manquait pas de les importuner. Mohamed ne revit plus jamais ce Génois, mais moi-même j’eus souvent l’occasion d’en entendre parler.72

A côté du personnage de Jean Léon l’Africain apparaît la figure de Christophe Colomb, à côté des caravanes de l’un apparaissent les caravelles de l’autre – et ici aussi le moi à la fin du passage cité n’est en aucun cas uniquement la première personne du singulier du narrateur interne au roman. Ce n’est pas par hasard qu’Amin Maalouf fait insérer par son narrateur le fait que la Reconquista se transforma dans un mouvement appartenant réellement à l’histoire universelle en la Conquista et qu’un double processus d’expansion eut lieu aussi bien au sud qu’à l’ouest des colonnes d’Hercule. La courbe de la terre en une sphère et la large expansion de la société chrétienne occidentale dans l’ancien comme dans le nouveau monde prolongent de façon impressionnante la fin des Croisades vues par les Arabes, fin au contenu historico-philosophique. Ainsi la diégèse de l’ancien monde du roman avec ses nombreux conflits tout autour de la Méditerranée est reliée à la première phase de mondialisation accélérée qui eut effectivement en 1492 tout comme les voyages de al-Hassan al-Wazzan comme lieu de départ Grenade.

Amin Maalouf réussit ainsi à construire de façon très subtile la double temporalité du roman en observant la mondialisation (les phénomènes de la mondialisation) : une phase de mondialisation peut en cacher une autre. Nous avons en effet à faire à une double mondialisation dans le sens où la mondialisation du début des temps modernes est mise en perspective par rapport à l’accélération de la mondialisation actuelle. Léon l’Africain se situe entre les temps – à savoir entre la fin du XVe et la fin du XXe siècles – et présente une réponse littéraire hautement complexe à la première phase d’expansion mondiale de l’Europe. 73 Léon l’Africain présente l’autre côté, aujourd’hui en grande partie passé à l’oubli d’un processus d’histoire universelle dont la dynamique reposait surtout sur la circulation du savoir – précisément aussi entre Orient et Occident.

Entre les lignes

Mais qu’y a-t-il entre les lignes de Léon l’Africain ou autrement dit : quels rapports intratextuels et intertextuels s’établissent avec le personnage historique authentique de cet écrivain qu’Amin Maalouf place au centre de son roman ?

Il convient tout d’abord de constater que la recherche française sur Giovanni Leo Africanus a été pendant longtemps dominante au niveau international, entre autres aussi parce que dès 1553, c’est-à-dire trois ans après l’édition par Ramusio de la Descrittione dell’Africa existait une traduction française du texte74. Des études effectuées dans le contexte de la politique coloniale française comme la thèse de doctorat de Louis Massignon75 ou les travaux éditoriaux et les traductions d’Alexis Epaulard76 avaient contribué à une meilleure connaissance du texte. Une nouvelle édition de la traduction par Epaulard de la Descrittione dell’Africa rédigée par le voyageur né à Grenade est sortie précisément en 1980, donc juste avant l’écriture de Léon l’Africain notons aussi que la même année parut une traduction en langue arabe77.

En ce qui concerne l’histoire de l’édition de la Descrittione dell’Africa, on relève que le texte écrit en italien par al-Wazzan entre 1524 et 152678 fut imprimé pour la première fois à Venise en 1550 – il s’agissait de l’impression du premier texte d’un auteur arabe – son éditeur (qui a également travaillé au texte !), Giovanni Battista Ramusio, présente ce texte dans un contexte particulièrement intéressant pour nos réflexions79. Effectivement les Navigationi et Viaggi édités par Ramusio, texte fort célèbre et réédité durant des siècles, accordent au voyageur grenadin qui parcourt l’Afrique une place de choix, elles le présentent avec les Navigazioni du « gentiluomo veneziano » comme par exemple Alvise da Cadamosto, avec le récit du tour du monde à la voile de Vasco de Gama, et avec d’autres récits européens sur le nouveau monde80. Les rapports directs entre les voyages de Giovan Leone Affricano – comme il est aujourd’hui encore appelé le plus souvent – et les récits sur ce que l’on pourrait appeler, me semble-t-il, avec de bonnes raisons la première phase de mondialisation accélérée, pouvaient donc déjà apparaître clairement aux contemporains de par l’encastrement cotextuel de la Descrittione dell’Africa. Les explications cosmographiques de Jean Léon n’auraient pas pu trouver de lieu de publication mieux approprié à la circulation du savoir – une aubaine, si l’on pense aux conditions d’écriture du manuscrit et ensuite à la disparition de l’auteur.

Il est intéressant d’observer à quel point le roman d’Amin Maalouf a tiré profit des recherches et éditions précédentes mais de voir aussi comment son travail sur al-Wazzan l’a propulsé loin au-delà des frontières de la France. En effet on constate depuis 1986, année de la première parution, que le débat sur l’Andalou maure s’est nettement élargi et approfondi. A titre d’exemple, on peut citer la parution en 1991 du travail de la Marocaine Oumelbanine Zhiri81 qui analyse les influences exercées des siècles durant par les écrits d’al-Wazzan sur l’image européenne de l’Afrique, le livre de Natalie Zemon Davis82, chercheur à Princeton, dont la parution en 2006 a été accompagnée d’une forte campagne publicitaire, et surtout la vaste recherche biographique et éditoriale de l’officier de carrière et diplomate Dietrich Rauchenberger83 parue en 1999. Ce dernier a mentionné tout au début de son étude que le roman de Maalouf pourrait « figurer aux côtés du Salammbô de Flaubert en ce qui concerne la représentation intuitive du passé du Maghreb – anticipant celle des archéologues »84. Par contre Davis a formulé à l’encontre du roman une nette critique dans son essai qu’il était impossible d’ignorer. Selon elle Maalouf aurait présenté « his own way of rising above contrictive and exclusive identities of language, religion, and nation » de sorte que pour un historien « Maalouf’s portrait of al-Wazzan » puisse apparaître « somewhat free-floating in its facile accretion of tastes, stances, and sensibilities »85. Quoique, un peu plus loin, toujours selon Davis, ce roman aurait ouvert la porte à de nouveaux questionnements86. Rien de plus ?

Considérer le roman de Maalouf comme l’impulsion initiale d’un travail sur Jean Léon serait par rapport aux études qui précèdent – il fait d’ailleurs volontiers remarquer que ce n’est que lors d’un travail de commande sur Ibn Battuta qu’une note de bas de page lui aurait indiqué l’auteur de la Descrittione dell’Africa87 – tout aussi abusif que la critique selon laquelle il ne s’en serait pas toujours tenu aux faits historiques et aurait mêlé bien trop d’éléments personnels dans son portrait littéraire du Grenadin serait déplacée. Léon l’Africain, et là la dimension intratextuelle complète la dimension intertextuelle, ne peut être réduit dans sa polysémie à une thèse de l’auteur libanais, même si les romans, les essais, les articles et les interviews de Maalouf sont de façon tout à fait consciente étroitement entrelacés. Ce n’est pas sans raisons que Maalouf a clos son essai Les identités meurtrières par une définition du livre qui n’est « ni un divertissement ni une œuvre littéraire »88. Son roman, à la différence de l’essai, est marqué par un phénomène de superposition bien plus important et une ouverture d’interprétation qui soulèvent des questions qui sont loin de n’être « que » historiographiques. En effet, Léon l’Africain est un roman dans le contexte d’une compréhension de l’histoire essentiellement figurée, qui utilisent les reflets d’un Je aux apparences multiples à différents niveaux d’espace-temps pour développer une réflexion profonde sur la présence transtemporelle du passé qui interroge de façon tout à fait aiguë et cruciale notre compréhension de la littérature, mais aussi les possibilités, les formes et les limites du vivre-ensemble. Un aspect important de cette réflexion sur la littérature et l’écriture concerne la question de l’exil.

Après l’exil

Arrivés à ce point, revenons-en à notre question initiale sur l’exil. La problématique et le concept de l’exil sont très présents au début du roman, Léon l’Africain. L’oncle d’Hassan, Khâli, relate ainsi lors d’une traversée du Sahara les circonstances qui l’ont conduit après la chute de Grenade à prendre « le chemin de l’exil »89 Dans une scène juste avant celle-ci, Khâli, très agité, en larmes avait prédit à sa sœur qu’ils allaient bientôt devoir chercher refuge dans un exil « au-delà des mers »90. Cependant, des années plus tard, le ton de sa voix, dans le Sahara, a une tonalité bien plus assurée et, le narrateur, le Je remarque : « sa voix était si rassurante qu’elle me faisait respirer les odeurs de ma Grenade natale »91. L’odeur de la capitale, entretemps inaccessible, du royaume déchu des Nasrides reste perceptible pour les exilés.

Mais Khâli n’arrivera à se défaire ni de l’image ni de l’odeur du lieu natal qu’il a dû quitter. Tout comme Boabdil, le dernier souverain des Nasrides, renversé et chassé du pays, qui malgré les meilleurs soins devenait dans son exil de plus en plus faible et maladif, Khâli sera aussi bientôt, au milieu du Sahara surpris par la mort. La vision de sa ville natale, inaccessible, image du seul espace auquel il se sent appartenir, ne l’aura plus quitté jusqu’à son derrnier jour.

Certes partir en exil peut sauver la vie. Ainsi Sarah la Juive, après avoir longuement hésité entre le baptême forcé et l’exil, se décidera pour ce dernier et apprendra par la suite à quels persécutions et massacres ses coréligionnaires, baptisés de force et traités de conversos et marranos, ont été soumis en Andalousie et dans d’autres parties d’Espagne. Elle est malgré toutes ses souffrances heureuse et reconnaissante de s’être décidée pour l’exil92, au Portugal aussi on devait depuis longtemps choisir entre baptême forcé et exil. Sarah, tout comme Astaghfirullah, « islamiste » orthodoxe avant la lettre s’est, en choisissant l’exil, prononcé en faveur de la vie et a sauvé la sienne. Et, encore durant la « journée d’exil »93, un léger sourire se dessine furtivement sur les lèvres de Mohammed, père d’Hassan, qui conduit sa famille et son esclave chrétienne en un exil sûr après que la vie fut devenue insupportable pour les Maures à Grenade. Partir en exil permet au moins de sauver ne serait-ce que sa vie.

Cependant, à Fez, auprès de leurs coréligionnaires le sort des six milles exilés de Grenade n’est pas gai. Le deuxième livre décrit et redécrit leur sort, mentionne les corps exténués, amaigris jusqu’aux os des exilés issus des classes sociales les plus diverses94, décrit les hostilités auxquelles, loin de leur lieu natal, ils sont exposés. Khâli, de mauvaise foi, leur donne à tous l’espoir d’un retour prochain, mais doit cependant s’expliquer face à Hassan, qui a remarqué ses mensonges :

Vois-tu, Hassan, tous ces hommes ont encore, accrochée à leurs murs, la clé de leur maison de Grenade. Chaque jour, ils la regardent, et la regardant ils soupirent et prient. Chaque jour reviennent à leur mémoire des joies, des habitudes, une fierté surtout, qu’ils ne retrouveront pas dans l’exil. Leur seule raison de vivre, c’est de penser que bientôt, grâce au grand sultan ou à la Providence, ils retrouveront leur maison, la couleur de ses pierres, les odeurs de son jardin, l’eau de sa fontaine, intacts, inaltérés, comme dans leurs rêves. Ils vivent ainsi, ils mourront ainsi, et leurs fils après eux. 95

A ce portrait de l’espoir désespéré des exilés s’ajoute l’aveu de Khâli, celui de ne plus pouvoir leur dire la vérité. L’exil leur a permis de survivre mais ils ne peuvent plus retrouver une vie autonome et ouverte sur l’avenir. Ils sont empreints des voix, des odeurs, des bruits du lieu d’où on les a obligés de partir en exil. En d’autres termes leur savoir sur le survivre les a sauvés mais un exil qui oblige leur regard à se retourner sans cesse vers le lieu natal ne leur permet pas de retransformer ce savoir sur le survivre en un savoir sur le vivre. Ils sont prisonniers d’un regard sur ce qu’ils ont laissé derrière eux.

Hassan lui-même sait qu’il était encore un nourrisson quand il a quitté Grenade, il porte cependant avec fierté son surnom de Grenadin « pour rappeler à tous la cité prestigieuse dont j’avais été exilé »96. Lorsque plus tard il est banni pour quelques années de la ville de Fez, il prend la tête haute le chemin de l’exil : « Je tenais à partir en exil la tête haute »97. L’accent est plus mis sur partir que sur exil ; Hassan a définitivement abandonné la situation de l’exilé qui regarde toujours derrière lui ce qu’il a perdu. Il est devenu un « fils de la route » : « ma patrie est caravane, et ma vie la plus inattendue des traversées »98. Il ne s’agit pas d’un acte de refoulement car Hassan porte fièrement Grenade en son nom. Mais pour lui le temps d’après l’exil a commencé.

La présence de l’exil tout comme le concept de l’exil ne sont omniprésents que dans les premier et deuxième livres de Léon l’Africain, dans ceux qui suivent il n’est question de l’exil que par rapport à d’autres, comme par exemple pour Nuur, la princesse tcherkesse 99. A la place du savoir sur le survivre apparaît quelque chose d’autre, un nouveau savoir sur le vivre, qui s’annonce clairement dans Léon l’Africain.

Histoire figurale de mouvements et savoir translocal

Léon l’Africain, roman écrit en 1986 dix ans après que l’auteur eut quitté Beyrouth et se fut installé à Paris peut être conçu comme un débat de l’auteur avec la problématique de l’exil et l’ouverture vers d’autres formes d’un rapport autodéterminé à l’origine et l’espace. Grenade possédait sûrement au sein du monde arabe du XVe siècle une position d’exception – vivante jusqu’à aujourd’hui par d’innombrables légendes et récits – comparable à celle de Beyrouth au XXe siècle en tant que centre de rayonnement culturel et surtout littéraire pour l’ensemble du monde arabe. Quand le protagoniste du premier livre de Maalouf quitte Grenade il était encore un « nourrisson privé de la sagesse des hommes »100, un nourrisson qui plus tard fera remarquer, plein de fierté, son origine andalouse. Quand Maalouf a quitté Beyrouth, l’homme âgé alors de vingt-sept ans n’était sûrement plus un débutant pour les choses de la vie mais sûrement encore dans le domaine de la littérature. Léon l’Africain présente une double structure à soubassement autobiographique qui démontre pour le protagoniste, un voyageur entre les mondes, comment une situation expérimentée et ressentie comme exil se transforme en une nouvelle compréhension de l’itinénaire de sa propre vie. Car à la place d’une conception bipolaire de l’espace et de l’histoire de l’espace apparaît une histoire multipolaire du mouvement. Elle peut être comprise en tant qu’histoire vectorielle dans le sens où tous les mouvements et schèmes de mouvement antécédents ne se sont pas perdus mais ont été pour ainsi dire enregistrés et se décalquent et redécalquent sur les expériences actuelles : vector in fabula.

Les structures de répétition et les modèles récurrents dans les romans d’Amin Maalouf – et très précisément aussi dans Léon l’Africain – ne suggèrent en aucun cas une histoire cyclique, mais font bien plus penser à une signification figurale fondamentale de l’histoire et à une spirale selon la conception de l’histoire de Vico dans laquelle des représentations linéaires et cycliques se mêlent. Mais surtout dans les romans de Maalouf l’histoire observable des histoires est une histoire du mouvement de dimension vectorielle, dans la mesure où les mouvements antécédents ont construit pour ainsi dire des opérations de répétition qui – comme un palimpseste toujours transformé et réécrit, préparent et préfigurent des mouvements postérieurs.

La littérature du Liban, qui est au moins depuis les guerres civiles et les vagues d’émigration du XIXe siècle une littérature empreinte de migrations constantes écrite en beaucoup d’endroits et de beaucoup d’endroits en diverses langues, est mue par une dynamique et une vectoricité particulièrement élevées. Les différents romans d’Amin Maalouf de Léon l’Africain à Origines retracent cette histoire et cette dynamique de façon impressionnante dans plusieurs époques historiques et leurs modèles spécifiques de mouvement.

En fonction de quoi la pratique littéraire de Maalouf peut tout à fait être mise en relation avec une littérature nationale ainsi comprise mais ne s’y laisse pas réduire. Car son écriture hautement vectorielle qui est issue non de l’espace mais du mouvement ne peut être comprise de façon appropriée dans les catégories de l’exil. Le roman d’Amin Maalouf sur Jean Léon l’Africain montre en toute clarté à quel point l’exil ne conduit pas seulement à une délocalisation des corps mais surtout à une délocalisation du savoir au sein duquel d’importants domaines du conscient deviennent tout aussi dépourvus de fonction que la clé de la maison que les exilés gardent pendant des générations sans jamais la réutiliser afin d’ouvrir avec elle leurs anciens espaces (de savoir). Savoir résister à la perte de fonction de la délocalisation et faire circuler le savoir d’autres lieux en d’autres lieux encore définit le savoir sur le vivre d’Hassan, passé maître dans l’art de la survie, comme celui de son créateur Amin Maalouf ayant interprêté le personnage historique qui venait véritablement à sa rencontre malgré toutes les recherches de détails non de façon historiographique mais de façon figurée ou plutôt figurale.

Léon l’Africain montre ainsi comment un savoir délocalisé devient un savoir translocalisé qui s’élargit et se recompose sans cesse au cours des traversées d’autres territoires, d’autres cultures, d’autres langues sans toutefois effacer, gommer – dans un sens vectoriel – ni les anciennes histoires ni les mouvements précédents. Ce savoir translocal est justement dans cette mesure un savoir issu du mouvement, comme la littérature d’Amin Maalouf représente une écriture issue du mouvement. Ses figures – tout autant dans le sens de ses personnages, de ses chorégraphies que dans celui de ses figures rhétoriques ou de ses modèles d’interprétation figurée dans leur ensemble – sont des figures du mouvement qui savent utiliser l’expérience de la déterritorialisation pour créer de façon active et inventive mais pas pour autant sans douleurs des espaces de mouvement. Le savoir sur d’autres lieux peut cependant, ailleurs, sauver la vie.

Savoir sur le vivre et le vivre ensemble

L’espace historique entre les croisades et le présent qui s’ouvre dans l’épilogue du roman Les Croisades vues par les Arabes est construit pour la première fois dans Léon l’Africain en 1986 et se développera dans les romans suivants d’Amin Maalouf comme dans Samarcande (1988), Le Rocher de Tanios (1993), Les Echelles du Levant (1996), Le Périple de Baldassare (2000) et dans Origines (2004) tout comme dans son livret d’opéra L’Amour de loin (2001)101. L’histoire figurée du mouvement embrasse avec les Jardins de lumière (1991) tout aussi bien un passé antérieur que le temps d’un après orienté vers l’avenir comme dans Le premier siècle après Béatrice (1992). Si l’on considère l’ensemble de son œuvre, le caractère fondamental à savoir la transhistoricité de son écriture et de son / ses histoire(s) du mouvement est évidente.

Dans ce cadre, il est révélateur de voir comment il utilise – comme par exemple dans Les Echelles du Levant – l’ensemble de la période de la diégèse du roman pour le développement du passage de l’empire ottoman à la constitution de l’Etat du Liban afin que les personnages de ses romans, en quelque sorte au-delà du spatial turn102 proclamé ces années-là dans les sciences historiques et culturelles, présentent la problématique de la territorialité vue d’une perspective de l’histoire du mouvement. En effet Ossyane, fils d’une Arménienne et d’un Turc réfugiés au Liban suite aux massacres des Arméniens, entre dans la Résistance française alors qu’il effectue des études de médecine à Montpellier et fait connaissance de la Juive Clara originaire de Graz. Après son retour au Liban, il la reverra brièvement à Beyrouth quand celle-ci part s’établir à Haïfa avec son oncle. Ossyane se verra arraché à un moment décisif du mouvement constamment transfrontalier de la vie qu’il aura jusqu’alors menée. Il a certes épousé Clara à Paris, par nostalgie, dans le cercle des anciens compagnons de route de la Résistance française pour ainsi dire exterritoriale pour commencer tout de suite après avec sa femme rapidement enceinte une vie répartie entre Beyrouth et Haïfa. Cependant – par naïveté, comme il le reconnaîtra plus tard, il n’évalue pas les conséquences que vont avoir pour la vie commune du jeune couple la création de l’Etat d’Israël en 1948 et la première guerre israélo-arabe qui ne tarde pas à s’esquisser. Le musulman libanais et la juive autrichienne tentent pendant trop longtemps d’ignorer les changements évidents et de repousser la réponse à la question de savoir comment ils doivent se comporter au sein de ces tensions croissantes entre Juifs et Arabes au Proche-Orient et de savoir où ils peuvent en tant que couple se rendre avec leur enfant. En considérant le passé, Ossyane sait très bien, comme il le rapporte au narrateur du roman, ce qu’il aurait dû faire quelques décennies auparavant, avant la fondation de l’Etat d’Israël et les premiers conflits militaires :

Si j’avais à prendre cette décision aujourd’hui, je sais parfaitement ce que j’aurais fait. Nous serions partis dès la fin de l’été pour Montpellier, où j’aurais repris mes études de médecine et elle ses études d’histoire. Je suis sûr aujourd’hui que c’était la seule chose à faire. S’il y avait eu dans la tête du jeune homme que j’étais la voix du vieux sage que je suis devenu, la voix aurait dit : « Sauve-toi ! Prends la femme par la main, fermement, et cours, courez, sauvez-vous ! » [...] Une tornade allait s’abattre sur le Levant, et nous voulions faire barrage de nos mains nues ! C’était exactement cela. Le monde entier était résigné à voir Arabes et Juifs s’entre-tuer pendant des décennies, des siècles peut-être [...]. L’idée ne m’était pas venue que nous puissions aller passer trois ou quatre ans en France. C’était en quarante-six, nous aurions laissé passer le cyclone ...103

Même si aujourd’hui on peut se demander quand ce « cyclone » sera vraiment passé ou se sera éloigné, le savoir sur le vivre qui est formulé ici par le « vieux sage » est un savoir acquis par l’expérience selon lequel la « grande histoire » au Proche-Orient est en mesure d’intervenir brutalement dans la « petite histoire » d’amour de deux personnes par l’établissement d’une frontière infranchissable entre Beyrouth et Haïfa. Tous deux se croyaient hors de portée de la « grande histoire » et en même temps au-delà de ces identités meurtrières, car les relations arméno-turques et judéo-arabes dans l’histoire de leur famille semblaient avoir défié toutes les pressions extérieures et y avoir résisté. Cependant la frontière entre Beyrouth et Haïfa les sépare brusquement et la folie d’une société s’adonnant à la violence conduit le personnage, juste au moment où celui-ci part vers la frontière, pour des décennies dans un hôpital psychiatrique.

Maalouf se saisit ici du motif de la folie qui, pour des raisons compréhensibles, est souvent traité dans la littérature libanaise contemporaine de la guerre civile104. Il applique, de plus, ce motif dans un modelé littéraire parfaitement construit au conflit entre Israël et le Liban ou le monde arabe. La folie quotidienne de constructions identitaires s’excluant mutuellement rendait impossible de franchir la courte distance sur la route de la côte entre Haïfa et Beyrouth, les deux « échelles »105 des amants. La situation qui nous paraît aujourd’hui bien connue de la normalisation brutale de la folie est exprimée de la façon suivante par la fille de Clara et Ossyane, de mère juive et de père musulman, étudiant à Paris, et qui rend visite à son père à l’hôpital psychiatrique de Beyrouth pour s’en retourner peu après au Brésil :

Seuls nous séparent en vérité quelques kilomètres d’une superbe route côtière, mais une maudite frontière s’est dressée, et la haine, et l’incompréhension. Et aussi le manque d’imagination.106

Et là exactement démarre l’œuvre littéraire d’Amin Maalouf. Elle tente de dépasser ce « manque d’imagination » et de développer avec les moyens offerts par la littérature un savoir sur le vivre qui comprend un savoir survivre c’est-à-dire le savoir sur les possibilités d’échapper par le non respect des tracés de frontières territoriales et identitaires à un monde meurtrier, adonné à la folie. Ce savoir sur le vivre s’ouvre en même temps sur un savoir-vivre-ensemble107 c’est-à-dire la capacité des êtres humains de vivre ensemble pacifiquement non seulement dans la tolérance et l’acceptance mais dans le respect de la diversité et de la différence culturelles108. Dans une interview parue en 1996, en même temps que son roman Les Echelles du Levant, l’écrivain libanais souligne à juste titre :

Faire vivre les gens ensemble, au-delà des différences culturelles, est à mes yeux la question fondamentale. Et il n’est pas étonnant que cette préoccupation soit au cœur de mon œuvre.109

Le savoir-vivre-ensemble que Maalouf développe dans son roman est un savoir aux perspectives multiples qui s’étend aux figures les plus différentes et non seulement aux voix du narrateur et ce savoir repose sur une dimension particulièrement vectorielle de l’écriture. Cette dimension comprend sans aucun doute des composantes autobiographiques :

Nous sommes dans un monde où les influences viennent de partout et je suis quelqu’un qui a un lien avec des écritures différentes : d’un côté je maintiens les liens avec les origines ... souvent ce que j’écris s’y rapporte, des pays où j’ai vécu, où les miens ont vécu ... et en même temps je maintiens les liens avec les lieux où je vais aujourd’hui, où je rencontre des gens. Je m’intéresse à beaucoup de choses, j’ai envie d’aller dans des directions différentes, j’ai rarement envie de passer deux fois par la même route. [...] Je parle du voyage comme d’autres parlent de leur maison. Aussi loin que je remonte, j’ai voyagé. Appartenir à la fois à la rive orientale et à la rive occidentale fait de vous un trait d’union.110

Notre étude a cependant montré que la dimension vectorielle de l’écriture de Maalouf ne se limite pas à la biographie (l’autobiographie) mais se situe dans la ligne traditionnelle d’une littérature libanaise particulièrement hétérotopique et en même temps dans une évolution littéraire qui entre le niveau de la littérature nationale et de la littérature universelle favorise le développement de plus en plus rapide du domaine intermédiaire des littératures sans résidence fixe. Ce serait une erreur de concevoir cette littérature comme une littérature de l’exil ou de migrants même si l’exil et les migrations jouent souvent un rôle thématique important.

Dans l’écriture entre les mondes de cette littérature sans résidence fixe pour laquelle souvent la langue d’écriture n’est pas la langue maternelle se développent des phénomènes translinguaux de grande densité tout comme des processus transaires et transculturels au centre desquels se trouve un savoir sur le vivre ensemble. L’expérience de la délocalisation de l’exil est maintenue et n’est cependant pas transvestie par un habit « postmoderne » aux couleurs joyeuses.

Le travail littéraire d’Amin Maalouf est de plusieurs points de vue représentatif de cette littérature sans résidence fixe qui tente de faire apparaître les anciens mouvements sous les nouveaux, sous les mots la multiplicité des lieux d’où ils ont été écrits. Ils rendent possible et accélèrent la circulation d’un savoir d’autres lieux vers d’autres encore, savoir qui aide à palier le manque d’imagination si souvent observé.

La compréhension dont témoigne Maalouf quant à Jean Léon l’Africain et la première phase de mondialisation accélérée ne serait pas concevable sans l’expérienec de la phase actuelle de mondialisation accélérée tout aussi peu que son Léon l’Africain ne serait compréhensible sans une réflexion des littératures sans résidence fixe dans son histoire figurée du mouvement. En effet la phase actuelle de la mondialisation ne peut être comprise que de façon très réduite si on n’y adjoint pas ses différentes préfigurations historiques. Une tâche importante de la philologie est, me semble-t-il, de mettre en relief le savoir sur le vivre vectoriel de ces littératures et de le concevoir comme savoir-vivre-ensemble. Ce savoir-vivre-ensemble intensifié de la littérature peut jouer un rôle d’antidote à l’éclatant manque d’imagination qui ne sévit pas seulement dans les discours politiques et religieux et ainsi peut nous épargner à l’avenir d’autres formes de l’expulsion, du bannissement et de l’exil.


  1. Antoine Sassine, « Entretien avec Amin Maalouf : L’homme a ses racines dans le ciel », Etudes francophones 14, 2 (1999) : 29 sq.

  2. Cf. l’aperçu biographique dans l’article informatif de Pascale Solon, « Amin Maalouf », in Kritisches Lexikon zur fremdsprachigen Gegenwartsliteratur, dir. par Heinz Ludwig Arnold, 61e complément (Munich : Edition text + kritik, 2003), 1.

  3. François Bénichou, « Amin Maalouf : “ Ma patrie, c’est l’écriture (interview) ” », Magazine littéraire 359 (novembre 1997) : 115.

  4. Cf. pour cette phase de sa vie entre autres la longue interview avec la revue « Jeune Afrique » in Hamid Barrada, Philippe Gaillard et Renaud de Rochebrune, « Amin Maalouf, le nomade des cultures (interview) », Jeune Afrique 1715 (18–24.11.1993) : 68–78.

  5. Cf. le chapitre « Gewalt, Trauma und Ohnmacht : Die Literatur des Bürgerkriegs », in Andreas Pflitsch, « Die libanesische Literatur », in Kritisches Lexikon zur fremdsprachigen Gegenwartsliteratur, dir. par Heinz Ludwig Arnold (Munich : Edition text & kritik, 2003), 17–20.

  6. Pflitsch, « Die libanesische Literatur », 68 (l’introduction, dont vient cette formulation, a été rédigée par Renaud de Rochebrune, un collègue important pour Maalouf de la rédaction de « Jeune Afrique »). Propos semblables dans Hicham Hammoudi, Proposition d’analyse de trois romans d’Amin Maalouf : Léon l’Africain, « Samarcande », « Les jardins de lumière » (Thèse, Université de Nancy, 1998), 11.

  7. Amin Maalouf, Origines (Paris : Editions Grasset & Fasquelle, 2004), on y trouve l’expression « l’écrivain, lui-même en exil ».

  8. David Badouin, « Amin Maalouf : “ Je parle du voyage comme d’autres parlent de leur maison (interview) ” », Magazine littéraire 394 (2001) : 101.

  9. Badouin, « Amin Maalouf », 101.

  10. Cf. Bénichou, « Amin Maalouf », 115.

  11. Sassine, « Entretien avec Amin Maalouf », 29.

  12. Ceci se fait sentir jusque dans le titre de l’édition anglaise de Les identités meurtrières qui a paru sous le titre bien moins incisif de On Identity ; Cf. la critique de cette édition par Yasir Suleiman, « Unsettling and provoking : Yasir Suleiman reviews “ On Identity ” by Amin Maalouf », Banipal : Magazine of Modern Arab Literature (Spring 2002) : 90–91.

  13. Cf. entre autres : Ottmar Ette, Literatur in Bewegung : Raum und Dynamik grenzüberschreitenden Schreibens in Europa und Amerika (Weilerwist : Velbrück Wissenschaft, 2001), 467–475.

  14. Amin Maalouf, Les Identités meurtrières (Paris : Editions Grasset & Fasquelle, 1998), 7.

  15. Maalouf, Les identités meurtrières, 15.

  16. Maalouf, Les identités meurtrières, 23.

  17. En ce concerne les relations particulièrement intensives entre le monde arabe et le continent américain, Cf. Ottmar Ette et Friederike Pannewick (dir.), ArabAmericas : Literary Entanglements of the Ameriacn Hemisphere and the Arab World (Frankfurt am Main, Madrid : Vervuert Verlag Iberoamericana, 2006).

  18. Sassine, « Entretien avec Amin Maalouf », 30.

  19. Cf. le cinquième chapitre « Inkubationen : Eine Nationalliteratur ohne festen Wohnsitz ? » in Ottmar Ette, ZwischenWeltenSchreiben : Literaturen ohne festen Wohnsitz (Berlin : Kulturverlag Kadmos 2005), 157–180.

  20. Cf. Julia Kristeva, Etrangers à nous mêmes (Paris : Gallimard, 1991).

  21. Maalouf, Les Identités meurtrières, 31.

  22. Maalouf, Les Identités meurtrières, 39.

  23. Maalouf, Les Identités meurtrières, 97 et passim.

  24. Maalouf, Les Identités meurtrières, 139.

  25. Maalouf, Les Identités meurtrières, 81.

  26. Maalouf, Les Identités meurtrières, 139.

  27. Maalouf, Les Identités meurtrières, 183.

  28. Maalouf, Les Identités meurtrières, 183.

  29. Maalouf, Les Identités meurtrières, 184.

  30. Maalouf, Les Identités meurtrières, 185.

  31. Maalouf, Les Identités meurtrières, 187.

  32. Maalouf, Les Identités meurtrières, 188.

  33. Cf. également Matthias Albert, Zur Politik der Weltgesellschaft : Identität und Recht im Kontext internationaler Vergesellschaftung (Weilerwist : Velbrück Wissenschaft, 2002).

  34. Hammoudi, « Proposition d’analyse de trois romans d’Amin Maalouf », 11. Contexte de relations similaire dans Maria Deppermann, « Komplexe Identität und “ kleine ” Literatur Amin Maalouf und Franz Kafka », in Und sie bewegt sich doch ... : Translationswissenschaft in Ost und West. Hommage à Heidemarie Salevsky pour son 60e anniversaire, dir. par Ina Müller (Frankfurt am Main : Peter Lang, 2004), 116.

  35. Erich Auerbach, « Philologie der Weltliteratur », in Weltliteratur : hommage à Fritz Strich (Bern : Francke, 1952), 39–50 ; repris dans Erich Auerbach, Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie, dir. par Fritz Schalk et Gustav Konrad (Bern : Francke, 1967), 301–310. Cf. Ottmar Ette, ÜberLebensWissen : die Aufgabe der Philologie (Berlin : Kulturverlag Kadmos, 2004), 57–67.

  36. Cf. Jürgen Erfurt, Frankophonie : Sprache Diskurs Politik (Tübingen : UTB, 2005).

  37. Amin Maalouf, « Contre la littérature francophone », Le Monde (10.3.2006), 2. Je remercie Wolfgang Asholt pour avoir attiré mon attention sur cet article.

  38. Maalouf, « Contre la littérature francophone ».

  39. Maalouf, « Contre la littérature francophone ».

  40. Maalouf, « Contre la littérature francophone ».

  41. Roland Barthes, « Pourquoi Conrad a-t-il choisi l’anglais ? », in Œuvres complètes t. I : 1942–1965, dir. par Eric Marty (Paris : Seuil, 1993), 757.

  42. Barthes, « Pourquoi Conrad a-t-il choisi l’anglais ? »

  43. Renaud de Rochebrune, « Comment Amin Maalouf devint écrivain », Jeune Afrique 1715 (18–24 novembre 1993) : 74.

  44. Rochebrune, « Comment Amin Maalouf devint écrivain », 75.

  45. Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes (Paris : Jean-Claude Lattès, 1983), 5.

  46. Solon, « Amin Maalouf », 2.

  47. Barrada, Gaillard, Rochebrune, « Amin Maalouf, le nomade des cultures », 76.

  48. Barrada, Gaillard, Rochebrune, « Amin Maalouf, le nomade des cultures », 76.

  49. Barrada, Gaillard, Rochebrune, « Amin Maalouf, le nomade des cultures », 76.

  50. Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes, 299.

  51. Amin Maalouf, Léon l’Africain (Paris : Jean-Claude Lattès, 1986), 9.

  52. Amin Maalouf place pour des raisons intérieures au roman, la naissance de son protagoniste avant la conquête de Grenade ; cependant Alexis Epaulard l’éditeur français et traducteur d’al-Wazzans pense plutôt qu’il est né en 1498. Cf. Dietrich Rauchenberger, Johannes Leo der Afrikaner : Seine Beschreibung des Raumes zwischen Nil und Niger nach dem Urtext (Wiesbaden : Harrassowitz, 1999), 11 et 35 et aussi Redouane Najib, « Histoire et fiction dans “ Léon l’Africain ” d’Amin Maalouf », Présence francophone 53 (1999) : 78.

  53. Cf. Barrada, Gaillard, Rochebrune, « Amin Maalouf, le nomade des cultures », 68. Reposant sur une longue tradition cette formulation se trouve dans un titre récent de Natalie Zemon Davis, Trickster Travels : A Sixteenth-Century Muslim Between Worlds (New York : Hill and Wang, 2006).

  54. Maalouf, Léon l’Africain, 7.

  55. Jean-Louis Buchet, « L’Arabe qui fascina le pape », Jeune Afrique 1323 (14 mai 1986) : 59.

  56. Emine Sevgi Özdamar, Das Leben ist eine Karawanserei hat zwei Türen aus einer kam ich rein aus der anderen ging ich raus (Köln : Kiepenheuer & Witsch, 1999). Cf. Ette, ÜberLebensWissen, 227–252.

  57. Cf. Pour ce concept Ette, ZwischenWeltenSchreiben.

  58. Maalouf, Léon l’Africain, 9.

  59. Cf. quant à la fonction de la Méditerranée Kian-Harald Karimi, « Comme l’aube avait disparu dans l’Espagne » : La Méditerranée en tant que mitan opiniâtre entre l’Orient et l’Occident dans les textes d’Assia Djebar et d’Amin Maalouf (sous presse).

  60. Maalouf, Léon l’Africain, 349.

  61. En ce qui concerne les exploitations littéraires de cet événement historique Cf. Julio Ortega, « Cuatro crónicas noveladas de la destrucción de Granada », La Palabra y el Hombre 91 (1994) : 85–107.

  62. Maalouf, Léon l’Africain, 163.

  63. Gunther Verheyen, « Geschichte als Literatur : “ Léon l’Africain ” von Amin Maalouf », Französisch heute 25, 2 (1994) : 119.

  64. Cf. Erich Auerbach , « Figura », in Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie, dir. par Fritz Schalk et Gustav Konrad (Bern, Munich : A. Francke Verlag, 1967), 55–93.

  65. Cf. Amin Maalouf, « Préface », in Cicéron, De la Divination, traduit et commenté par Gérard Freyburger et John Scheid (Paris : Les Belles Lettres, 1992), ix–xiv.

  66. Auerbach, « Figura », 65.

  67. Soumaya Neggaz, Amin Maalouf : Le voyage initiatique dans Léon l’Africain, Samarcande et Le Rocher de Tanios (Paris : L’Harmattan, 2005), 17.

  68. Babouin, « Amin Maalouf », 100.

  69. Cf. Ottmar Ette, « Europa als Bewegung : zur literarischen Konstruktion eines Faszinosum », in Europa : Einheit und Vielfalt. Eine interdisziplinäre Betrachtung, dir. par Dieter Holtmann et Peter Riemer (Münster : LIT Verlag, 2001), 15–44.

  70. Maalouf, Léon l’Africain, 349.

  71. Gunther Verheyen et Amin Maalouf, « “ Faire vivre les gens ensemble ” : un entretien avec Amin Maalouf », Französisch heute 27, 1 (1996) : 37.

  72. Maalouf, Léon l’Africain, 66.

  73. Cf. Ottmar Ette, « Wege des Wissens : Fünf Thesen zum Weltbewusstsein und den Literaturen der Welt », in Lateinamerika : Orte und Ordnungen des Wissens. Hommage à Birgit Scharlau, dir. par Sabine Hofmann et Monika Wehrheim (Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2004), 169–184.

  74. Cf. Rauchenberger, Johannes Leo der Afrikaner, 153.

  75. Cf. Louis Massignon, Le Maroc dans les premières années du XVIe siècle : tableau géographique d’après Léon l’Africain (Alger : Typographie Adolphe Jourdan, 1906).

  76. Cf. Jean-Léon l’Africain, Description de l’Afrique, traduit de l’italien par Alexis Epaulard et annoté par Alexis Epaulard, Théodore Monod, Henri Lhote et Raymond Mauny, nouvelle édition (Paris : Librairie d’Amérique et d’Orient, 1980).

  77. Cf. Rauchenberger, Johannes Leo der Afrikaner, 155.

  78. Rauchenberger, Johannes Leo der Afrikaner, 7 et 89.

  79. En ce qui concerne l’histoire impressionnante des nombreuses éditions et traductions, Cf. Rauchenberger, Johannes Leo der Afrikaner, 1 et 152 sq.

  80. Cf. La troisième édition disponible du texte imprimé de La Descrittione dell’Africa, in Navigationi et Viaggi, terza edizione, primo volume, dir. par Giovanni Battista Ramusio (Venezia : Giunti, 1563), 11–95.

  81. Oumelbanine Zhiri, L’Afrique au miroir de l’Europe : fortunes de Jean Léon l’Africain à la Renaissance (Genève : Librairie Droz, 1991) ; cf. aussi : Les sillages de Jean Léon l’Africain : XVIe au XXe siècle (Casablanca : Wallada, 1995).

  82. Cf. Davis, Trickster Travels.

  83. Cf. Rauchenberger, Johannes Leo der Afrikaner.

  84. Rauchenberger, Johannes Leo der Afrikaner, 2.

  85. Davis, Trickster Travels, 9.

  86. Davis, Trickster Travels, 10.

  87. Cf. entre autres Babouin, « Amin Maalouf », 101.

  88. Maalouf, Les identités meurtrières, 189.

  89. Maalouf, Léon l’Africain, 30.

  90. Maalouf, Léon l’Africain, 29.

  91. Maalouf, Léon l’Africain.

  92. Maalouf, Léon l’Africain, 98 sq. : « Chaque jour, je remercie le Créateur de m’avoir guidée vers l’exil, car ceux qui ont opté pour le baptême sont maintenent victimes des pires persécutions. Sept de mes cousins sont en prisons, une nièce a été brûlée vive avec son mari, accusés d’être demeurés juifs en secret ».

  93. Maalouf, Léon l’Africain, 84.

  94. Cf. Babouin, « Amin Maalouf », 105 sq.

  95. Babouin, « Amin Maalouf »,127.

  96. Babouin, « Amin Maalouf », 36.

  97. Babouin, « Amin Maalouf », 208.

  98. Babouin, « Amin Maalouf », 9.

  99. Maalouf, Léon l’Africain, 308.

  100. Maalouf, Léon l’Africain, 36.

  101. Cf. Angelika Rieger, « Amour de loin » : über die Geschicke eines schicksalhaften Motivs : Amin Maalouf und Jaufré Rudel, in Raumerfahrung - Raumerfindung : Erzählte Welten des Mittelalters zwischen Orient und Okzident, dir. par Laetitia Rimpau, Peter Ihring et Friedrich Wolfzettel (Berlin : Akademie-Verlag, 2005), 291–312.

  102. Cf. le bel aperçu sur le Spatial Turn in Doris Bachmann-Medick, Cultural Turns : Neuorientierungen in den Kulturwissenschaften (Reinbek bei Hamburg : Rowohlt 2006), 284–317.

  103. Amin Maalouf, Les Echelles du Levant (Paris : Editions Grasset & Fasquelle, 1996), 159 sq.

  104. Cf. Pflitsch, « Die libanesische Literatur », 23, sous le titre « Insensés, Fous, Perdants » on peut lire : « La folie de la guerre a rendu fou ce qui semblait auparavant normal et normal ce qui semblait fou. Les traumatismes, les désillusions et le manque d’orientation de toute une génération n’ont pas disparu avec la fin des combats ».

  105. Maalouf, Les Echelles du Levant, 161.

  106. Maalouf, Les Echelles du Levant, 222.

  107. Pour la signification des questions traitées en littérature de vivre ensemble cf. Roland Barthes, Comment vivre ensemble : simulations romanesques de quelques espaces quotidiens. Notes de cours et de séminaires au Collège de France 1976–1977 (Paris : Seuil, 2002).

  108. Cf. Le chapitre neuf « Differenz Macht Toleranz : Acht Thesen und der Versuch eines Dialogs zwischen Wissenschaft und Politik » in Ette, ÜberLebensWissen, 253–277.

  109. Verheyen, Maalouf, « Faire vivre les gens ensemble », 38.

  110. Babouin, « Amin Maalouf », 103.





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