Un centenaire secret

Tour d’horizon à l’occasion de l’édition des Œuvres complètes de Louis-René des Forêts

Jonas Hock

Louis-René des Forêts, Œuvres complètes, Quarto (Paris : Gallimard, 2015), 1344 p.

« Trop d’aventures, trop d’anecdotes, trop de récits exacts sacrifient à jamais la véritable attention et élèvent une statue dont le regard ne pourra plus se détourner. » (Maurice Blanchot)

L’oblitération de l’œuvre

« Je me méfie toujours des romans qui, en exergue, citent Louis-René des Forêts. C’est généralement un mauvais présage. »1 Dixit Yann Moix dans son compte rendu – pourtant élogieux – de Solène, roman de François Dominique qui s’ouvre justement sur une phrase tirée d’Ostinato. Je me demande s’il ne faudrait pas se méfier autant des « témoignages » portant sur Louis-René des Forêts, qu’ils se disent extraits de journal intime, « souvenirs littéraires », ou qu’ils se présentent sous forme de lettre. C’est que ces textes, en mettant en avant la figure de l’auteur, me semblent oblitérer – parfois malgré eux – certains aspects de son œuvre. Dans le cas de des Forêts, ces textes, écrits par des amis, des compagnons (d’un bout) de route, des admirateurs, nuancent néanmoins la figure quasi-mythique de « l’écrivain silencieux », toujours présente malgré la monographie de Marc Comina2 qui en démontre et démonte le fonctionnement en retraçant son évolution. « Marc Comina nous restitue surtout un des Forêts moins mythique, plus historique et plus réel : un des Forêts écrivain. »3 Et les « témoins » avec leurs anecdotes, leurs révélations de petits détails et secrets, contribuent eux aussi, tout comme le véritable biographe, à transformer le fantôme de l’auteur en un écrivain en chair et en os, car le paradoxe de ce travail de démythification serait de transformer ce même auteur en personnage. Si celui qui, ayant été écrivain, se voit élevé au rang de statue ou de personnage romanesque, cette élévation l’éloigne tout autant de ses textes qu’elle éloigne les textes du lecteur. Trois œuvres parues ces dernières années témoignent de ce que l’on pourrait appeler le paradoxe de l’encensement – en voulant partager le feu, le « témoin » ne propage finalement que de la fumée, aromatique peut-être, mais froide, pour surjouer l’image.

Jean-Benoît Puech4, dont le « roman » compile des extraits de son journal intime en y intercalant quatre articles publiés à différentes époques, retrace dans cette œuvre hétérogène et qui tourne obstinément autour d’une seule question, à savoir celle du silence de « LRF », le long passage de sa rencontre avec l’écrivain, passage qui est aussi celui d’une certaine glorification première à une difficile et pénible démythification. En septembre 1975, nous lisons : « N’ai-je pas toujours vu en LR moins une personne réelle qu’un personnage ? »5 En décembre 1994 : « Démythifier LRF, c’est évidemment pour moi faire moins le cas de son silence que de son œuvre »6, puis en mars 1998 : « Je suis le premier à avoir déboulonné ce mythe (après y avoir cru bien sûr) »7. Louis-René des Forêts, roman retrace et reflète, en partie, la genèse de L’Apprentissage du roman, paru en 1993, « journal à clefs » et transposition d’extraits du journal de Puech qui met en scène, entre autres, des Forêts sous le nom de Delancourt ; mais je ne m’attarderai pas ici in extenso sur ce « nœud » que forme la relation Puech-des Forêts et sur le scandale que constitua pour ce dernier la publication de L’Apprentissage, au point qu’il évoque encore cette blessure dans ses derniers textes. Vue de loin, loin du Berry, loin de Paris et aussi loin dans le temps, quarante-cinq ans après la rencontre entre « JBP » et « LRF », ainsi que quinze ans après la mort du dernier et la publication du journal du premier, la fascination dont fait preuve Jean-Benoît Puech lors de sa rencontre avec l’auteur – dans tous ses incarnations : écrivain en chair et en os, personnage de « roman » et instance narrative abstraite – reste saisissable, bien que l’obstination, voire l’obsession qui le poussent à tourner continuellement autour de cette figure me reste étrangère.

Dans les « souvenirs » de Jean Fougère8, c’est le très jeune Louis-René qui apparaît. Fougère, l’ayant rencontré au collège Sainte-Marie en Bretagne, le décrit comme « un garçon taciturne au front traversé par une mèche sombre, au regard farouche et rêveur »9. Est alors relatée non seulement l’extraordinaire culture littéraire dont fit preuve des Forêts collégien lors de leurs conversations de récréation (on parlait alors de Gide, Valéry, Mann), mais aussi la rédaction d’un premier roman au titre de La Glace que celui-ci avait entrepris, ou encore la belle scène – qui pourrait elle-même servir de scénario à un film – où des Forêts emprunte aux époux Fougère « une Studebaker d’avant-guerre peu ordinaire [] pour faire son apparition auprès d’un homme du spectacle »,10 à savoir Robert Bresson. Ce dernier, qui s’intéressait aux Mendiants, ne fit néanmoins pas le film11, malgré ce petit effort mondain de des Forêts dont Fougère souligne « un petit sourire signifiant que, s’il acceptait de céder pour une fois aux vanités de ce monde, il n’en était pas dupe ». Autre témoignage d’un fasciné qui se montre pourtant moins obsédé par l’écrivain que touché par le littérateur.

La « lettre » que François Dominique12 adresse à Louis-René des Forêts, figurant comme suite à leurs rencontres régulières dans une brasserie parisienne où ils avaient l’habitude de boire du « chablis de Tonnerre », se fait le dernier reflet de la fascination qui ne semble pas avoir quitté l’artiste devenu vieil homme. Peu d’anecdotes nous sont révélées pourtant, Dominique fait preuve d’autant de lucidité que de sincérité en plaidant lui-même coupable :

Coupable à double titre : en divulguant quelques échanges intimes et en faisant semblant de parler au mort. Suis-je indiscret et simulateur ? En fait, je ne parle ici que de moi à moi […].13

Il est regrettable que le véritable destinataire n’ait pu recevoir cette missive, car si les livres ne sont que des lettres plus épaisses à des amis, comme disait Jean Paul Richter, la réciproque n’est pourtant pas toujours vraie.

Deux ans après cette dernière résurrection de des Forêts « personnage », c’est aujourd’hui l’auteur que consacre l’édition de ses Œuvres complètes dans la collection « Quarto » de Gallimard, qui permet alors de découvrir dans l’intégralité une œuvre d’un peu plus de mille pages seulement : c’est moins une lettre épaisse que toute une boîte à lettres que les couvertures du livre renferment.

Les Œuvres complètes – un ensemble regroupant des dossiers…

La présentation de D. Rabaté s’ouvre sur la même épigraphe qu’avaient choisie François Dominique pour son roman Solène, cité ci-dessus, et Maurice Blanchot pour Une voix venue d’ailleurs, recueil regroupant, entre autres, trois de ses textes sur des Forêts ; citation qui se retrouve également sur la quatrième de couverture des Œuvres complètes, ce qui, pris dans son ensemble, donne un certain poids à ces mots tirés d’Ostinato :

Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute-puissante sauvagerie.14

Ce n’est pourtant pas une mise en relief excessive de l’enfance, éternel topos de des Forêts, que cette devise inspire à Rabaté ; son texte suit plutôt une sorte d’oscillation entre l’éclat de la diversité et l’unicité prismatique de l’œuvre. Il entreprend d’abord de retracer sa cohérence par son unité thématique :

l’enfance solaire et souveraine, la violence régénératrice des éléments et des sentiments, la puissance d’accord et de désaccord du rire, la méfiance devant un langage trop souvent mort et convenu, l’écart qui demeure entre l’idéal poétique et ses réalisations, la conscience critique du caractère frauduleux des signes. (12)

Sans pour autant oublier de souligner « l’extraordinaire variété des formes d’écriture » (13), l’écrivain étant passé du roman et du récit à la poésie (la poésie narrative même, frôlant l’épopée), puis à l’écriture autobiographique et poético-prosaïque, sans oublier quelques écrits critiques ; diversité dont le présent volume permet, pour la première fois, de saisir son insolite étendue. Rabaté montre comment l’auteur louvoie entre densité ou densification poétique, liberté romanesque et penchant pour le dramatique, pour une « certaine théâtralité [qui] se marque dans toutes les œuvres de l’auteur » (16). Sont abordés également d’autres aspects comme les influences qui auraient marqué des Forêts et plus généralement l’intertextualité, des points repris souvent plus en détail par les dossiers accompagnant chaque œuvre. Il ne s’agit ici, comme l’indique bien le titre du texte de Rabaté, ni d’une préface (qui tendrait peut-être à effacer ce qui suit en l’anticipant) ni d’un prologue (qui s’efforcerait de ne pas parler des œuvres par peur de les recouvrir) mais bien d’une présentation qui introduit aussi doucement que précisément la vie ainsi que l’œuvre de Louis-René des Forêts et laisse assez de marge de manœuvre pour que le « lecteur organis[e] d’autres trajets dans une œuvre qui doit continuer de vivre de la variété des interprétations qu’elle autorise. » (21)

S’ensuit la première partie, « Vie et œuvre », qui contient un aperçu biographique, un dossier sur les amitiés de l’auteur, constitué de lettres, d’interviews et de textes divers, puis un autre dossier contenant six portraits de l’écrivain, par Jean Fougère, Michel Mohrt, Jean Grosjean, Michel Deguy, Gérard Macé et Jean Roudaut. Ces pages, richement illustrées, contiennent quelques détails nouveaux dont le plus infime est probablement tant le plus significatif que le moins remarqué : tel Modiano, des Forêts avait, semble-t-il, repoussé sa date de naissance de deux ans lors de la publication de son premier livre et ce n’est que maintenant que l’on apprend que nous sommes déjà en plein centenaire – centenaire resté, peut-être, assez secret pour pouvoir en célébrer un autre en 2018, histoire d’apprécier ce petit coup.

L’œuvre de Louis-René des Forêts, ce n’est pas seulement l’œuvre littéraire et critique, sur laquelle je reviendrai dans un moment, c’est aussi une œuvre graphique, moins connue, mais non moins impressionnante, avec des dessins à l’encre de chine dont trente-trois sont reproduits ici dans un dossier bien plus ample que les aperçus donnés auparavant de cette œuvre picturale, par exemple dans la monographie de Jean Roudaut ou dans le numéro des Cahiers du Temps qu’il fait15. Des dessins dont Pierre Klossowski loue, dans un bref texte joint au dossier accompagnant cette « exposition »,

la justesse de leur mise en page qui porte au suprême degré leur ambiance fabuleuse, l’architecture raffinée des lieux, les ciels orageux ou limpides, les forêts tourmentées, l’intimité crépusculaire des scènes d’intérieur, la subtilité des nuances, [qui] se révèlent ici comme restituant au génie taciturne de l’enfance tout le luxe d’angoisse et de bonheurs qu’elle accumulait […].16

Je rajouterais seulement que l’association des dessins aux textes permettra de saisir de manière inédite les répercussions entre l’univers littéraire et l’univers pictural qui, aussi proches soient-ils, ne pourront évidemment jamais coïncider complètement.

Si l’édition convainc par les paratextes autant que par les documents iconographiques, il reste une seule faiblesse qui serait (mais c’est là une remarque bien pointilleuse) le manque d’une bibliographie consacrée aux ouvrages critiques, défaut que l’on ne reprocherait probablement pas à un volume de la collection « Quarto » si tout le reste n’était si soigneusement et souvent exhaustivement traité, digne d’une Pléiade – aimerait-on dire.

…des œuvres connues…

L’œuvre de des Forêts est souvent réduite à quatre ouvrages principaux qui ont le plus retenu l’attention du public et de la critique lors de son vivant : Les Mendiants, Le Bavard, La Chambre des enfants et Ostinato – un roman, un récit, un recueil et une œuvre lyrique et autobiographique qui dépasse toute catégorisation ; il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’il s’agisse également des œuvres les plus traduites.17

Les Mendiants, premier et unique roman, marqua par son succès l’entrée en littérature de des Forêts et provoqua tant éloges que polémiques en raison de sa composition peu classique, cette polyphonie qui consiste dans la répartition de la voix narrative en plusieurs personnages. Plutôt méconnu aujourd’hui, ce texte fut pourtant porté à l’écran par Benoît Jacquot en 1987, adaptation qui semble bien oubliée à présent. La réédition de « Quarto » donne à lire la version définitive datant de 1986 et qui apporta maintes modifications à celle de 1943. Il est dommage que ces changements, même les plus importants, comme la récriture d’un chapitre entier18, ne soient pas pris en compte ; cela demanderait un travail philologique certes pénible, mais permettrait en retour de considérer l’évolution de l’exigence et du regard de l’auteur en plus de quarante ans.

Le Bavard est souvent cité comme le texte le plus lu de des Forêts. En tout cas il est certainement le plus commenté et doit beaucoup de sa notoriété à la fameuse postface de Maurice Blanchot, « La parole vaine », qui fut joint au récit en 1963 lors de sa réédition en poche aux éditions 10/18 et qui est reproduite intégralement ici (606–14). La Chambre des enfants, qui réunit des récits parus initialement dans diverses revues et qui reçut le prix de Critiques en 1960 est le seul recueil de des Forêts (mais chacune de ses œuvres est, en effet, la seule dans son genre). Les cinq récits – quatre dans la réédition de 1983, « Un malade en forêt » ayant été retiré, puis publié en volume séparé en 1985 – seraient « comme les étapes d’une longue et patiente démarche, parfois orientée, parfois errante, mais toujours en quête d’un but peut-être inaccessible » (860) comme le veut le « Prière d’insérer », repris en ouverture du dossier. Quel serait ce but inaccessible ? La pureté de l’enfance, l’expression de l’authenticité de la vie intérieure ou bien de celle d’un passé perdu ? Ce sont incontestablement les trois, et l’on pourrait en ajouter d’autres. De par les sujets qu’elle aborde, cette collection de textes pourrait même figurer pars pro toto pour l’œuvre dans son ensemble, n’y serait la relative unité du registre de cette prose narrative dont le lyrisme semble annoncer la poésie à venir.

Ostinato, œuvre tardive au grand succès, composé par des « éclats » autobiographiques réunis en volume après avoir été publiés dans diverses revues, nous est donné ici dans une version entourée par l’intégralité des fragments – il serait erroné de parler de « totalité » dans le cadre d’un projet qui cherche justement à y échapper, et encore moins d’y aspirer par la voie du fragment : il ne s’agit point d’une entreprise romantique. On y retrouve d’abord ceux qui n’avaient pas été inclus dans Ostinato, publiés indépendamment en 1993 aux éditions Fata Morgana sous le titre Face à l’immémorable, puis les fragments posthumes, également retirés d’Ostinato, publiés en 2002 aux éditions William Blake sous le titre …Ainsi qu’il en va d’un cahier de brouillon plein de ratures et d’ajouts… Vient compléter ce triptyque « autobiographique mais pas que » Pas à pas jusqu’au dernier, dernière œuvre de l’auteur tout aussi « achevée » que fragmentaire et qui fut publiée peu après sa mort.

…et des textes moins connus

Le plus grand apport de la présente édition est probablement de nous faire redécouvrir les œuvres « mineures » de Louis-René des Forêts : mineures dans le sens où elles seraient moins connues – moins lues, moins commentées et moins traduites19, et qui peuvent être classées en trois catégories : poésie, critique et récits.

Les poèmes ont d’abord été publiés en revue avant d’être repris en volume, en 1967 au Mercure de France pour Les Mégères de la mer, et en 1988 aux Éditions Fata Morgana pour les Poèmes de Samuel Wood, avant d’être réunis par Gallimard en 2008, dans un tome de la collection « Poésie ». Les Mégères de la mer, présenté dans leur publication initiale en revue comme « l’une des versions du fragment d’un ouvrage en cours »20 est ici un des rares textes dépourvus, malheureusement, d’un dossier critique. Ce poème épique est pourtant loin d’être l’œuvre la moins dense et sophistiquée : suivant une trame plutôt cyclique, c’est par laisses qu’avance ce récit d’initiation d’un enfant aux prises avec mer, mère et mégères, poussant le langage à révéler sa plus grande richesse, tant dans sa dimension imaginaire que dans celle de la sonorité, du rythme et de la signification, passant du « [] brutal buccin du vent sous le ciel charbonneux | Ralliant pour ravager la grève ses escadrons d’écume » (905) à « [] l’arche intemporelle où trône la toute pure nullité » (914). Moins « pompeux », mais non moins intense, les Poèmes de Samuel Wood avancent plus à tâtons. Ce « faux recueil » de poèmes fut composé dans le contexte des fragments qui constituèrent plus tard Ostinato et des Forêts avait, un temps, prévu d’inventer toute une biographie à ce Samuel Wood : « Officier de l’armée britannique alliée à la France pendant la première guerre mondiale, il serait mort dans les neiges des Ardennes lors des terribles combats de 1918 et c’est un soldat allemand qui aurait retrouvé ses poèmes cachés dans la doublure de sa capote militaire. »21 Finalement, l’auteur ne retiendra que le nom et le texte semble se prêter à une interprétation biographique – facilité qui reviendrait à abolir le mouvement du texte même.

Cependant Samuel Wood (would ?), qui n’est pas des Forêts, l’identité métrique du nom complet de l’auteur et du titre de son ouvrage le suggère, si bien que ce serait au livre tout entier, non à ce double, que répondrait le nom de l’auteur, Samuel Wood, aussi persévérant que velléitaire, tout du long des Poèmes ouvre un espace fluctuant pour un très complexe, peut-être infini va-et-vient entre son moi tenace et créateur et le déni de soi, sa mise en accusation par le premier, la conscience de sa ruine, désespéré par la pauvreté de son registre, réitérant son désir de se ruiner lui-même et son œuvre (…).22

Les textes les plus éloignés de la poésie desforestienne sont sûrement ses écrits critiques. Il s’agit d’articles plus ou moins longs, plus ou moins connus, dont le volume est parsemé et qui portent sur la musique, la littérature ou la politique dans un sens large. Au-delà de « Strawinsky et Webern au Domaine musical » ou de « Voies et détours de la fiction » qui étaient déjà disponibles en volume, la reprise de chroniques musicales datant des années trente à quarante ainsi que d’un bref article « Sur Georges Bataille » (897–8) et d’un autre sur Pierre Guyotat (« À la limite », 899–901) permettront d’entrevoir l’auditeur et amateur de musique ainsi que le grand lecteur qu’aurait été des Forêts. Trois textes « engagés » nous font (re)découvrir un auteur politisé, sensible aux événements et aux bouleversements de son temps. Ainsi, dans « Le Droit à la vérité », publié dans le contexte de la contestation du retour de De Gaulle en 1958, nous lisons : « Il appartient à l’écrivain de lutter avec ses propres armes contre ceux qui partout dans le monde, à des fins inavouables, mésusent du langage. » (65) Dans tout le texte, c’est un « nous » qui prédomine et la question de l’engagement est posée clairement par rapport aux écrivains et aux intellectuels. Dix ans plus tard, dans le contexte de Mai 68, ce « nous » devient plus épars, la revendication plus générale : « Dans les heures décisives où le refus s’exprime au grand jour, la parole cesse d’être le privilège de quelques-uns ; elle renonce à s’affirmer dans celui qui l’exerce pour s’effacer devant la vérité d’une parole commune »23.

Pour revenir à la littérature, il reste trois textes « mineurs », c’est-à-dire moins connus, des récits qui confirment que le génie de des Forêts était bien dans la brièveté qui conditionne la densité. « Le malheur au lido », datant de 1985, est dédié à son ami Pierre Klossowski, ou, plus précisément, écrit « Pour Octave » (961), comme le précise la dédicace à un personnage de la trilogie klossowskienne des Lois de l’hospitalité. C’est sous le signe de la violence que ces trois récits sont écrits, mais alors que « Le malheur au lido » a pour coulisses le hall d’un hôtel vénitien, « Le jeune homme qu’on surnommait Bengali » se passe dans un décor bien moins mondain – il y est question de deux détenus qui attendent leur jugement dans une geôle indéfinie, mais tout le caractère inquiétant tient à la date de la première publication du récit : 1943. C’est une ambiance semblable, un cadre aussi indéterminé que menaçant et obscur, qui règne également dans le dernier récit « Les coupables », qui est en fait le premier – ouvrant les œuvres complètes. Il s’agit là du vrai tour de force de la présente édition, puisque cet inédit datant de 1938 n’avait finalement pas été publié en revue dans les années quarante, comme les autres datant de la même époque. Ce texte est à lire – je n’en révélerai pas l’intrigue. Seulement ceci : c’est déjà de l’oscillation entre drame psychique et social, entre le monde des enfants et celui des adultes, de la difficulté de l’expression du vrai, de l’interdit et donc de la question de l’authenticité qu’il est question ici. L’interrogation sur la culpabilité que suscite ce texte peut aboutir à des lectures aussi bien politiques (sociologiques) que psychologiques.

Il serait exagéré de voir ici le noyau ou le germe de l’œuvre desforestienne dont les dernières branches seraient les fragments poétiques et autobiographiques. Les sujets, les enjeux et les images sont déjà présents dans ce « premier récit ». Mais le style, la voix du jeune des Forêts des années trente sont encore loin du vibrant lyrisme dont il fera preuve plus tard et qui nous fascine – même dans le sens freudien du terme –, car

Son timbre vibre encore au loin comme un orage
Dont on ne sait s’il se rapproche ou s’en va.24


  1. Yann Moix, « Un Ponge de l’ère technologique », in Le Figaro, 10 novembre 2011, 1 ; compte rendu de : François Dominique, Solène (Lagrasse : Verdier, 2011).

  2. Cf. Marc Comina, Louis-René des Forêts : l’impossible silence (Seyssel : Champ Vallon, 1998).

  3. Jean-Benoît Puech, « Des Forêts et le mythe du “silence littéraire” », in Critique 617 (octobre 1998) : 622–34, 634 ; compte rendu du livre de Marc Comina, repris dans Louis-René des Forêts, roman, 135–49.

  4. Jean-Benoît Puech, Louis-René des Forêts, roman (Tours : farrago, 2000).

  5. Puech, Louis-René des Forêts, roman, 19.

  6. Puech, Louis-René des Forêts, roman, 86.

  7. Puech, Louis-René des Forêts, roman, 130.

  8. Jean Fougère, Un grand secret : souvenirs littéraires (Paris : La Table Ronde, 2004) ; des extraits se retrouvent dans la sous-partie « Portraits » des Œuvres complètes de Louis-René des Forêts, 139–45.

  9. Fougère, Un grand secret, 15.

  10. Fougère, Un grand secret, 102.

  11. Ce fut Benoît Jacquot qui le réalisa finalement en 1987.

  12. François Dominique, À présent : Louis-René des Forêts (Paris : Mercure de France, 2013).

  13. Dominique, À présent, 63–4.

  14. 11 pour la présentation ; 1158 pour Ostinato.

  15. Jean Roudaut, Louis-René des Forêts (Paris : Seuil, 1995), 139, 145 ; Le Temps qu’il fait : cahier six-sept. Louis-René des Forêts, dirigé par Jean-Benoît Puech et Dominique Rabaté (1991) : « Cahier iconographique » de huit pages entre les pp. 232 et 233.

  16. « En marge des tableaux de Louis-René des Forêts », 959.

  17. Ces quatre ouvrages ont presque tous été traduits en anglais, allemand, italien et espagnol ; aujourd’hui ne font plus défaut que la version allemande des Mendiants et la traduction italienne d’Ostinato ; Le Bavard ayant même connu deux éditions en allemand – Der Schwätzer, traduit par Elmar Tophoven (Munich : Kösel, 1968), puis l’édition revue et traduite par Friedhelm Kemp et Elmar Tophoven (Stuttgart : Klett-Cotta, 1983). On trouve aussi deux traductions en espagnol : El charlatán, traduit par José Antonio Guerrero Reyna (Madrid : Arena, 2004) et El hablador, traduit par Glenn Gallardo (Mexico : Aldus, 2009). Les autres traductions de ces quatre œuvres de Louis-René des Forêts sont – je profite de cette note pour en faire un relevé complet – pour Les Mendiants : The Beggars, traduit par Helen Beauclerk (London : Denis Dobson Limited, 1948) ; I mendicanti, traduit par Pino Mensi (Milan : Bompiani, 1953) ; Los mendigos, traduit par José Luis Checas Gremades (Madrid : Ediciones Alfaguara, 1990). Pour Le Bavard : The Bavard est compris dans la traduction anglaise de La Chambre des enfants ; Il chiacchierone est traduit par Gioia Zannino Angiolillo (Milan : Guanda, 1982). Pour La Chambre des enfants : Das Kinderzimmer, traduit par Friedhelm Kemp (Munich : Hanser, 2007) ; The Children’s Room, traduit par Jean Stewart (Londres : John Calder, 1963) ; La stanza dei bambini, traduit par Stefano Chiodi (Macerata : Quodlibet, 1996) ; La habitación de los niños, traduit par Silvio Mattoni (Buenos Aires : El Cuenco de Plata, 2005) ; et pour Ostinato une version allemande, traduite par Friedhelm Kemp (Munich : Hanser, 2002); celle traduite par Mary Ann Caws en anglais (Lincoln : Bison Books, 2002) et – toujours sous le même titre d’Ostinato –, la traduction de Hugo Savino pour la version espagnole (Madrid : Arena, 2014).

  18. Il s’agit du xxie chapitre, le dernier où la voix est prêtée à « l’Étranger », 361–5.

  19. Pour compléter la liste commencée plus haut, voici donc la suite du relevé des traductions (aussi complète que possible à ce jour) suivant l’ordre chronologique de parution des versions originales : Les Mégères de la merDie Megären des Meeres, traduit par Jonas Hock (Vienne et Berlin : Turia + Kant, 2014) ; Le malheur au lidoLa sventura al Lido, traduit par Giuseppe Zuccarino, in Arca 1 (1997), disponible sur internet, https://rebstein.wordpress.com/2010/05/30/la-sventura-al-lido ; Poèmes de Samuel WoodPoems of Samuel Wood, traduit par Anthony Barnett (Lewis : Allardyce, 2011), Gedichte von Samuel Wood, traduit par Jonas Hock (Vienne et Berlin : Turia + Kant, 2015), une version portugaise, traduite par Sephi Alter est disponible sur internet (www.arquivors.com/desforets_samuel.pdf) ; Face à l’immémorableFrente a lo inmemorable, seguido de Vías y rodeos de la ficción (donc suivi de Voix et détours de la fiction), traduit par Hugo Savino (Madrid : Arena, 2015) ; Pas à pas jusqu’au dernierSchritt für Schritt bis zum letzten, traduit par Jonas Hock (Vienne et Berlin : Turia + Kant, 2015), Paso a paso hasta el último, traduit par Silvio Mattoni (Buenos Aires : El Cuenco de Plata, 2008).

  20. « Les mégères de la mer », in Mercure de France 1220 (1965) : 193–201, 201.

  21. Puech, Louis-René des Forêts, roman, 39.

  22. Martin Ziegler, « Réflexions sur une langue en souffrance », postface dans Louis-René des Forêts, Gedichte von Samuel Wood (Vienne et Berlin : Turia + Kant, 2015), 60–92, 66.

  23. « Notes éparses en Mai », 79.

  24. Poèmes de Samuel Wood, 1003.





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