Harraga dans la littérature francophone  : Boualem Sansal, Tahar Ben Jelloun, Mathias Enard et Marie NDiaye

Désirée Schyns

Mon ami camerounais Flaubert dit « j’arrive » pour partir et « nous sommes ensemble » quand il quitte quelqu’un. Une façon de conjurer le sort. Dans ce roman, ceux qui partent ne pensent pas revenir et quand ils quittent une personne, c’est pour toujours […].1

Introduction

Le monde francophone a produit depuis 2000 diverses représentations cinématographiques et théâtrales des tragédies qui continuent à se dérouler aux portes de la forteresse Europe, où les immigrés essaient en vain d’atteindre notre continent européen. En 2008, Ariane Mnouchkine réalise Le dernier caravansérail, spectacle mis en scène à l’ancienne Cartoucherie à Paris avec Le Théâtre du soleil. Il s’agit de la représentation de l’odyssée d’immigrés, utilisant des moyens stylisés comme des draps qui évoquent la mer. La pièce de Mnouchkine est l’adaptation théâtrale du film qu’elle réalisa en 2006 sur le sujet de l’immigration clandestine qui, aujourd’hui plus que jamais, est au centre des préoccupations majeures des Européens. L’immigration clandestine et l’arrivée de 100.000 personnes depuis le début de 2015, pose un défi à l’UE et déchire l’Europe2. Avec le film harragas (2010) le metteur en scène franco-algérien Merzak Allouache donne une image réaliste d’Algériens qui veulent quitter leur village natal sur une embarcation de fortune à la recherche d’une meilleure vie en Espagne. Dans la pirogue (2012) de Moussa Touré, film basé sur le roman Mbëkë mi. A l’assaut des vagues de l’Atlantique (2008) d’Abasse Ndione, il s’agit d’immigrés du Sénégal.3

La représentation littéraire du drame de l’aventure clandestine qui se transforme trop souvent en une mésaventure tragique et meurtrière a commencé plus tôt, vers le milieu des années 904. Tandis que le décompte macabre de leurs naufrages et la chronique de leurs errements continuent de faire les titres des médias, les clandestins sont devenus des figures littéraires. Dans l’introduction d’un recueil d’essais de chercheurs sur le texte maghrébin et l’immigration clandestine, Najib Redouane note que les écrivains qui évoquent le sujet en fiction veulent donner une dimension humaine à ces drames en racontant la vie qui se cache derrière les statistiques et les faits divers des médias. Pour ces écrivains,

[…] il ne faut pas garder le silence sur un drame quasi quotidien qui emporte plus de vies et fait plus de ravages qu’une guerre. Pour éviter que cette souffrance et cette déchirure ne tombent dans une sorte d’indifférence quotidienne et de fatalité anesthésiante, et pour agir contre l’arbitraire et l’intolérable, ils retracent dans leur productions romanesques des histoires de ces abusés des pays du Sud qui se fixent une vie meilleure pour but, en prenant l’Europe pour ultime étape du voyage.5

Dans ce qui suit, j’aimerais commenter quatre productions romanesques francophones qui évoquent la recherche d’une vie meilleure en Europe par des personnages des pays du Sud, à savoir l’Algérie (Boualem Sansal), le Maroc (Tahar Ben Jelloun et Mathias Enard), et un pays d’Afrique subsaharienne qui ne sera mentionné nulle part (Marie NDiaye). Il est important de signaler que ces quatre fictions ne sont qu’une petite partie de l’immense quantité de productions qui a vu le jour à partir de la deuxième moitié des années 90. Toutes témoignent des conséquences humaines de l’édification de la forteresse Europe. De plus les romans dont j’aimerais parler ont tous été publiés chez des maisons françaises d’envergure. Comme le montre Catherine Mazauric, il existe aussi maintes publications chez des maisons d’édition du Maghreb et d’Afrique subsaharienne6.

Le désir de partir et l’exil intérieur

Harraga, le quatrième roman de l’écrivain algérien francophone Boualem Sansal7, raconte l’histoire de Lamia, pédiatre, qui vit seule dans une villa sur les hauteurs d’Alger. Elle désespère de retrouver son frère Sofiane qui a « brûlé les routes » pour tenter sa chance en Europe. Le terme harraga est un néologisme fréquemment utilisé dans la presse algérienne. Najib Redouane explique que le mot renvoie à deux mots du langage des rues, haragas : ceux qui sniffent, anesthésient leur mémoire, brûlent leur moi intérieur et chankaras : ceux qui brûlent les frontières internes, leur village, leur territoire, pour fuir vers d’autres horizons :

Ce néologisme, apparu vers les années 90, désigne donc tous ceux qui tentent de partir en Europe, sans papiers, brûlant tout ce qui les rattache à leur passé, s’imaginant qu’ils peuvent jouer sur l’anonymat pour éviter toute expulsion vers leur pays d’origine, le cas échéant. Sans papiers, ils peuvent prétendre provenir de pays avec lesquels il n’y a pas d’accords de rapatriement.8

Le contexte socioculturel du roman de Boualem Sansal est affecté par des bouleversements, tels la colonisation française, le processus de la décolonisation, les nouveaux régimes qui ont gouverné l’Algérie après l’indépendance et enfin le terrorisme qui a frappé de plein fouet la société algérienne dans les années quatre-vingt-dix et jusqu’à nos jours.

C’est à travers le destin inconnu du frère de Lamia, le personnage principal, que Sansal évoque l’immigration. Il a quitté le pays sur une embarcation de fortune comme des milliers d’autres et personne ne sait s’il est encore en vie. A-t-il trouvé la mort en mer ? Lamia tente en vain d’avoir des informations sur son sort, mais l’administration à Alger ne donne jamais aucun renseignement. A travers les scènes burlesques qui se déroulent dans un bureau de l’association algérienne pour l’aide aux familles, la recherche et la réintégration des jeunes en détresse portés disparus dans l’immigration clandestine, Sansal donne une critique venimeuse de l’indifférence du gouvernement algérien, qui reste sourd au sort tragique des jeunes qui quittent le pays et disparaissent.

C’est par l’intermédiaire d’un film documentaire de la chaîne franco-allemande Arte qui traite justement de ce sujet, que Sansal évoque la réalité de l’immigration clandestine. Ce documentaire retrace le parcours des harragas depuis le début de leur périple périlleux et évoque leur espoir d’un avenir meilleur qui les attendrait là-bas, de l’autre côté de la mer. Lamia raconte ce qu’elle a vu à la télévision, permettant ainsi au lecteur de se faire une image concrète de la réalité des milliers de migrants. Ce fragment constitue une mise en abîme par laquelle Sansal insère la réalité documentaire dans un roman. On pourrait dire aussi que le documentaire joue le rôle du messager dans la tragédie classique.

L’auteur semble s’identifier à Lamia, qui se trouve en situation d’exil intérieur. Dans un entretien à la radio suisse romande, Sansal a déclaré :

Harraga c’est partir, brûler la route au sens symbolique du terme, alors il y a l’aspect réel donc géographique, on quitte l’Algérie pour venir en France ou ailleurs, mais il y a aussi l’exil intérieur, il y a aussi ceux qui brûlent la route, qui rompent avec la vie dans leur pays, s’enferment dans la solitude, ils vivent en cercle fermé.

Lamia vit dans un isolement d’autant plus grand que la société avec ses archaïsmes, ses inégalités surtout envers les femmes, et son islamisme lui inspirent de la méfiance et ne font que renforcer cette solitude. Lamia trouve refuge dans sa grande maison de Rampe Vallée, vieille de deux siècles et chargée de souvenirs. Sansal évoque l’histoire de l’Algérie et de ses divers occupants à travers cette vieille maison qui a été habitée par un Turc, par un pied noir, par une famille juive d’Algérie. La maison accumule donc plusieurs strates de l’histoire de l’Algérie et Sansal semble vouloir souligner l’hétérogénéité de cette histoire. Le roman traite donc principalement de l’exil intérieur de Lamia, causé par le dysfonctionnement d’un pays et du mal de vivre en Algérie. Ceux qui restent sont des « prisonniers ».

Selon Lamia, l’Algérie de tous les jours est en proie à la malédiction islamiste, à l’indifférence des puissants, et à la mal-vie. Pendant une sortie de Lamia et de Chérifa, l’amie du frère disparu, apparaît au grand jour ce qui sépare Lamia de la jeune femme. Lamia veut lui montrer des œuvres d’art au Musée des antiquités et des beaux-arts à Alger. Ces œuvres symbolisent le lien avec l’Histoire de l’Algérie, celle de la colonisation et de l’époque romaine. Mais pour les jeunes comme Chérifa, ce lien est rompu. Lamia commente :

Et tout à coup, j’ai vu dans son regard la question qui allait me scier les jambes et me faire abandonner ma pédagogie : « Et là, qu’est-ce qu’on est venu faire ? » Le charme était rompu. Nous avons erré dans la tristesse, tête baissée, traversant les siècles et les civilisations, sans que rien ne vienne nous alerter, nous amener à poser la question cruciale : «  » Les salles étaient désertes, elles disaient le vide qui date, l’absence d’âme, la relégation. Les tableaux, les statues, les objets d’art, les pierres, les estampes avaient des airs de vieilleries arrangées par de vagues greffiers éreintés par la routine. Le beau n’est beau que si on le sait. Nous sommes passées à côté et nous nous sommes retrouvées dehors, sous le soleil, misérables, éblouies, fatiguées, déçues.9

Lamia peut survivre parce qu’elle arrive à se connecter au passé millénaire et hétérogène de l’Algérie, mais la jeune génération ne trouve aucune consolation, aucun enseignement dans les œuvres d’art qui constituent l’héritage du colonialisme. Sansal suggère que c’est une des causes à l’aspiration au départ. Les positions critiques de l’écrivain vis-à-vis de l’Algérie sont connues.10 Comme l’a noté Catherine Mazauric, Sansal n’évoque pas tant les drames de l’immigration clandestine qu’il ne dénonce la situation socio-économique de son pays. Avec Harraga il fait un « examen clinique » de la société algérienne11. Ali Chibani écrit dans la même veine que Sansal a besoin de rendre compte de « ce qui fonde le malheur algérien, notamment son Histoire »12.

La poursuite des relations de pouvoir entre colonisateur et colonisé

Dans Partir13, l’auteur de La nuit sacrée et de Cette aveuglante absence de lumière reste fidèle à son adage que le roman est la seule voie par laquelle on peut évoquer la souffrance humaine. Tahar Ben Jelloun aborde les conséquences désastreuses de l’immigration et critique la situation politico-sociale qui prévaut dans son pays natal, le Maroc. Sur l’autre rive de la Méditerranée, toute une génération de jeunes n’a aucun futur. 50% de la population du Maroc a moins de trente ans. Ben Jelloun décrit une société corrompue et hypocrite, pleine de tabous sexuels, où les jeunes ne peuvent pas respirer ni aspirer à se développer. Dès lors, ils se vouent à des trafiquants sans scrupules qui se font payer cher pour organiser la traversée jusqu’en Espagne. Ben Jelloun suit une vingtaine de personnages et décrit leur destin dans 40 chapitres brefs (entre 5 et 9 pages). Chaque fois le narrateur omniscient se concentre sur un autre personnage. Un jeune homme qui s’appelle Azel revient le plus souvent dans le récit et sera le mieux caractérisé. Il est juriste de formation et a été tabassé à Tanger parce qu’il osait défier un des trafiquants maffieux qui s’enrichit grâce à l’immigration clandestine vers l’Espagne. C’est Miguel, un homosexuel aisé qui le soigne, qui lui procure un permis de séjour temporaire et lui offre de loger chez lui, dans sa belle maison de Barcelone. Il va sans dire qu’Azel paye le prix de cette nouvelle liberté : il sera l’esclave sexuel de son maître Miguel.

Avec le personnage de Miguel, Ben Jelloun fait référence aux écrivains et artistes américains des années 50 du siècle précédent. Les « American beatniks » profitaient de la liberté des mœurs dans la Zone Internationale de Tanger, dont le statut était géré à l’époque par huit nations.14 Paul et Jane Bowles, Truman Capote, Gore Vidal et Tennessee Williams vivaient tous à Tanger. Le narrateur de Partir évoque le tourisme sexuel d’une façon cynique :

Ces gens-là, ils veulent tout, des hommes et des femmes du peuple, des jeunes en bonne santé, de préférence de la campagne, ne sachant ni lire ni écrire, les servant le jour puis les niquant la nuit. Service complet, et entre deux petits coups, une pipe de kif bien bourrée pour que l’Américain écrive ! Il leur dit, raconte-moi ta vie, j’en ferai un roman, tu auras même ton nom sur la couverture, tu ne pourras pas le lire mais ça ne fait rien, tu es écrivain comme moi, sauf que toi on dira c’est un écrivain analphabète, c’est exotique, je veux dire étrange, mon ami ! Il lui dit ça sans parler d’argent, parce qu’on ne parle pas de ça, quand on est au service d’un écrivain, enfin.15

Cette citation est une référence implicite à la relation entre Paul Bowles et Mohamed Choukri16. Le roman de Choukri Le pain nu a été publié en 1980 dans une traduction de Tahar Ben Jelloun.17 Paul Bowles avait incité Choukri à coucher sur le papier, en arabe, ses années pleines d’errance, de dénuement et de pauvreté, de séjours en prison et d’une vie comme prostitué. En 1973, l’écrivain américain a publié l’histoire de la vie de son protégé sous le titre For bread alone dans une traduction/adaptation anglaise. «Le conflit autour de l’appropriation de l’histoire de la vie de Choukri ainsi que de sa déformation est depuis longtemps sujet de controverses. »18 Dans la citation ci-dessus, Ben Jelloun règle son compte avec Bowles qui, tout comme Miguel, a profité de l’impuissance et de la pauvreté du jeune marocain. Ben Jelloun met en scène son récit à partir de la perspective de l’ancien colonisé Azel, mais aussi d’une perspective occidentale. En effet, pour beaucoup d’Occidentaux, Tanger évoque le tourisme sexuel international et un lifestyle homosexuel, incarné dans le roman par Miguel. Ainsi, Tanger devient une arène du désir homosexuel où l’ancien colonisé et l’ancien colonisateur se rencontrent : « Tangier serves as an arena where indigenous trajectories of desire encounter the returned gaze of the Western (gay) male, the ex-colonizer/surrogate father ».19 Dans une poursuite des (anciennes) relations coloniales, l’immigré Azel est forcé de jouer un rôle dans les phantasmes orientalistes de son maître.

Il aimait la peau mate des Marocains, leur maladresse, mot qu’il utilisait pour parler de leur ambiguïté sexuelle. Il aimait leur disponibilité, qui marquait l’inégalité dans laquelle les liens se tissaient.20

Si Azel a réussi le passage tant souhaité vers l’Occident, il s’est ruiné d’un point de vue moral et psychique à cause de la servilité sexuelle et de ses doutes concernant son identité sexuelle. Désormais il est dépendant de drogues et d’alcool et sa relation avec Miguel se termine mal. Comme il n’a pas de travail, il ne pourra pas renouveler son permis de séjour. Désespéré, il devient un indicateur de la police espagnole et trahit des Frères musulmans qui recrutent parmi les immigrés démunis pour grossir leurs rangs. Il sera assassiné par un des Frères musulmans, par vengeance.

Bowles, Choukri et Genet ne sont pas les seules références intertextuelles dans Partir. Par le biais du surnom du personnage Camerounais Flaubert, le roman débute par une référence à Madame Bovary. Nicoletta Pireddu a écrit que Tahar Ben Jelloun fait un parallèle explicite entre Emma Bovary, rêvant d’un amoureux idéal qui remplacerait Charles, et l’immigré qui désire une vie plus belle et plus réussie en Europe.21 L’écrivain néerlandais d’origine surinamienne Anil Ramdas note dans un de ses essais que les immigrés incarnent « Emma à la perfection » et le pays qu’ils aimeraient quitter est comparé à Charles22. Grâce à leurs lectures, les futurs immigrés distillent un monde idéal qui se situe ailleurs. En lisant des romans d’écrivains néerlandais au lycée, le jeune Ramdas rêvait au Surinam d’une vie idéale aux Pays-Bas.

Savoir lire, c’est vouloir partir ?

Si le roman Partir n’est mentionné nulle part, le roman Rue des voleurs23 de Mathias Enard montre beaucoup de parallèles avec celui de Ben Jelloun, publié six ans plutôt. Dans les deux romans, Tanger est la ville maudite que les personnages veulent quitter, une ville que le lecteur connaîtra surtout grâce à la vue sur les ferrys à l’horizon, qui vont à Tarifa en Espagne par le Détroit de Gibraltar. Le Détroit n’a que 14 kilomètres de largeur et le pays idéal semble à portée de main. Tout comme Azel, Lakhdar, le héros d’Enard, sera impliqué malgré lui dans les actions de musulmans radicaux. Azel est assassiné par un Frère musulman et Lakhdar devient un assassin en voulant empêcher un acte terroriste à Barcelone.

De même que Ben Jelloun, Enard réfère implicitement à Choukri. Avant son passage en Espagne, Lakhdar erre à Tanger et Casablanca, n’a rien à manger et vend son corps à des hommes. Tout comme Choukri, Lakhdar sera emprisonné. Aussi bien Ben Jelloun qu’Enard dénoncent le manque de perspectives d’avenir au Maroc, critiquent le chômage et l’hypocrisie sexuelle.

Cependant, les romans divergent en ce qui concerne la narration et la perspective. Dans Rue des voleurs il s’agit d’un narrateur focalisant, la perspective passe par lui et le lecteur perçoit l’univers fictionnel et les autres personnages par ses yeux. Dans Partir on a un narrateur omniscient dont la vision et la perception ne sont pas limitées par un seul personnage. Chez Enard, les références intertextuelles se réalisent grâce à Lakhdar, jeune homme qui a appris tout seul le français grâce à la lecture de polars, et qui a appris l’arabe au cours de ses pérégrinations24. On dirait que l’auteur français s’est une fois de plus inspiré de Choukri, qui lui aussi a appris l’arabe à un âge tardif et a développé une passion pour la littérature. Grâce à la passion littéraire de Lakhdar, Rue des voleurs est, tout comme Partir, un roman sur la lecture. Cependant Azel, le personnage de Ben Jelloun, ne lit pas : le désir d’une vie meilleure est nourri par le narrateur omniscient. Enard quant à lui ne réfère pas à Flaubert, mais à Ibn Batouta (1304–1369), natif de Tanger, qui à l’âge de 22 ans, en 1325, commence une expédition vers la Mecque. Il revient 29 ans plus tard, après avoir passé par plusieurs continents et voyagé entre l’Afrique de l’Ouest, l’Espagne, l’Inde, la Chine et les Maldives. A la demande du sultan de Fez il dicte ses souvenirs et c’est ainsi que nous disposons aujourd’hui, et grâce à plusieurs traductions, d’un des récits de voyage les plus connus de l’histoire25. Au cours du roman, Lakhdar s’identifie de plus en plus à son concitoyen célèbre. A la fin de Rue des voleurs, quand Lakhdar est en prison pour avoir assassiné un islamiste, il met un lien direct entre le quatorzième siècle, l’époque de Batouta, et l’actualité. Dans le passage suivant, on pourrait, par exemple, remplacer « la Grande Peste » par « la guerre » et « actes terroristes » :

Sur le chemin de retour, Ibn Batouta repasse en Syrie ; il cherche à y rencontrer son fils, né peu de temps après son départ de Damas, vingt ans auparavant – le pays est alors décimé par la Grande Peste, deux mille quatre cents personnes y meurent chaque jour et, de Gaza à Alep, la région est dévastée par l’épidémie ; le fils d’Ibn Batouta est mort lui aussi. Le voyageur apprend par un vieil homme originaire de Tanger auquel il demande des nouvelles du pays que son père a quitté ce monde quinze ans auparavant et que sa mère vient de décéder, là-bas en Occident. Puis il rejoint Alexandrie, où la peste fait mille cent morts en une seule journée, puis Le Caire, où vingt mille personnes, raconte-t-il, ont péri ; plus aucun des Cheikhs qu’il avait rencontrés à l’aller n’est encore en vie. Il rejoint le Maroc et passe par Tanger pour se recueillir sur la tombe de sa mère, avant de s’installer définitivement à Fès. […].26

Le Sud comme refuge ?

Comme immigrés clandestins, Azel et Lakhdar n’ont aucune possibilité de construire une nouvelle relation avec l’endroit où ils habitent, après avoir traversé des barrières géographiques et linguistiques. Ils vivent en marge de la société, il n’est pas question pour eux « d’intégration » dans le pays d’arrivée. Dans ce qui suit, j’aimerais voir comment les auteurs représentent la relation avec le Maroc que leurs protagonistes ont quitté. Y a-t-il un désir de retour ?

A deux reprises Ben Jelloun met en scène un retour. La première fois, il a recours à un procédé littéraire : le journal intime du père de Miguel, que celui-ci trouve en préparant son déménagement. Ayant toutes les deux occupé le Maroc, l’Espagne et la France partagent une histoire commune d’occupation coloniale. Le protectorat espagnol au Maroc joua un rôle important pendant la guerre civile d’Espagne, puisque la garnison de Melilla était la base à partir de laquelle Franco a pu débarquer en Andalousie pour se soulever contre le gouvernement républicain. Les troupes « maures » encore appelées « los regulares » se composaient essentiellement de musulmans marocains27. Ben Jelloun nous emmène en 1951, lorsque Tanger jouissait d’un statut international. La nuit, le père de Miguel s’enfuit d’Espagne dans une embarcation de fortune via le Détroit de Gibraltar et gagne le Maroc en compagnie d’autres persona non grata. Comparé à Azel, il fait le voyage en sens inverse. Tout comme Azel, ce père n’avait aucune perspective dans son pays en 1951, non pas à cause de la situation économique, mais de la dictature de Franco. Ben Jelloun suggère-t-il avec ce passage (dans les deux sens du terme) que la migration du Sud vers le Nord n’est pas une fatalité ? Le Sud, semble-t-il dire, peut aussi jouer le rôle de refuge, comme le Nord aujourd’hui. Dans le journal du père de Miguel, nous lisons :

24 juin 1951 : Je me trouve à Rabat dans une chambre de l’Hôtel Balima. C’est notre service consulaire qui nous a installés dans cet hôtel en attendant que l’enquête soit terminée. Nous sommes dix, dix Espagnols à être montés sur une petite barque au port de Tarifa la nuit du 22 au 23 juin. Il y a José l’imprimeur renvoyé pour avoir osé parler de syndicat, son frère Pablo le journaliste surveillé par la police, Juan l’avocat interdit d’exercer son métier, Balthazar le poète qui ne trouve pas d’éditeur, Ramon le libraire combattu par les éditeurs et journaux franquistes, Ignacio l’étudiant en médecine fâché avec ses parents, Pedro l’ambulancier, juif pratiquant et plusieurs fois persécuté, Garcia le barman, André un écrivain français installé en Espagne et qui se dit espagnol. Nous sommes tous des communistes, des militants antifranquistes, nous sommes tous passés par la prison.28

La ville de Tanger en 1951 évoquée par Ben Jelloun ressemble à la ville de Barcelone dans Partir, par exemple par la présence d’indicateurs travaillant pour les différentes puissances comme la France, l’Espagne et la Grande-Bretagne, qui géraient alors le statut international de Tanger. Comme nous l’avons vu, Azel est devenu indicateur malgré lui et travaille pour la police espagnole, ce qui mène à sa mort.

Le retour comme utopie

Le second retour que l’écrivain marocain met en scène a lieu à la fin du roman. « Tahar Ben Jelloun évoque comment les migrants prennent le chemin inverse à celui de la réalité : ils quittent leur exil et viennent prendre le bateau pour retourner chez eux. »29 C’est un procédé comparable à un deus ex machina, un retour imaginaire qui n’a aucun rapport avec la diégèse. Ben Jelloun décrit une utopie, un voyage métaphorique vers une destination inconnue. Le temps et l’espace ont été suspendus, des personnages comme Flaubert, un immigré camerounais, ou Emile Zola, bibliothécaire à Douala, montent avec Don Quichotte, qui risque de venir en retard, parce que ses papiers ne sont pas en ordre, sur un bateau magique qui les attend à Tarifa. Le dernier personnage qui s’embarque est une vieille connaissance dans l’œuvre de Ben Jelloun : il s’agit de Moha, « le sage fou, le bouffon, l’homme-arbre »30, « madman-philosopher-prophet »31. Il apparaît cette fois-ci sous l’image de l’homme-arbre et porte sur lui des permis de séjour, qui tombent comme de la manne :

L’arbre se secoue, des feuilles tombent de ses branches, ce sont des feuilles encore vertes, des cartes d’identité de plusieurs pays, des cartes de toutes les couleurs, des passeports, des papiers administratifs et quelques pages d’un livre écrit dans une langue inconnue. De ces pages des milliers de syllabes sortent soudain, volent en direction des yeux des agents et finissent par les aveugler. Puis les lettres forment ensemble une banderole sur laquelle on peut lire : « La liberté est notre métier ». Sans attendre la réponse des agents, l’arbre monte dans le bateau et vient s’installer à côté de Don Quichotte, à qui le capitaine demande à voix basse qui est ce personnage.32

Les immigrés qui s’embarquent et qui n’ont rencontré que des désillusions en Espagne, idéalisent leur pays natal, ou continuent de penser qu’ils trouveront toujours mieux ailleurs. Ben Jelloun, qui s’est exilé du Maroc et vit en France, commente le statut ambivalent de l’immigré de la façon suivante :

In France he dreams of the country he left behind. In his own country he dreams of France. Between a host country that is hostile and a native land that is indifferent, he humps back and forth a bag full of small possessions and grand illusions.33

Jelloun nous quitte avec ce bateau plein d’immigrés qui portent des noms d’auteurs renommés.

Le retour dans un cercueil

Chez Enard le retour est moins utopique et plus lugubre. Après son arrivée sur le territoire espagnol, Lakhdar trouve aux environs d’Algéciras un emploi chez señor Cruz qui gère une entreprise de pompes funèbres. Il doit s’occuper des dépouilles de naufragés qui voulaient atteindre l’Espagne par le Détroit de Gibraltar. Les victimes échouent sur la côte espagnole entre le Sud-Ouest de Cadiz et Almeria et c’est la Guarda Civil qui s’en charge. Lakhdar doit les « déballer, les tirer de leurs sacs plastique, un masque sur le nez »34, et placer leurs restes dans une bière. Les dépouilles qu’on ne pourra plus identifier seront enterrées au frais de l’Etat dans un cimetière des environs. Cependant, les restes identifiables seront emmenés « chez eux » par señor Cruz qui prend le ferry jusqu’à Tanger, puis la voiture à l’intérieur du pays pour rendre les restes aux proches. Par le biais de ce retour sinistre, Enard évoque la réalité et l’actualité des migrants qui trouvent la mort pendant la traversée : il veut leur donner un visage. Un jour, M. Cruz est revenu avec une cargaison de dix-sept morts après qu’une patera avait chaviré au large de Tarifa. Lakhdar nous interpelle pour que cette souffrance ne tombe pas dans une sorte d’indifférence quotidienne et commente :

Dix-sept. C’est un petit nombre gigantesque. On ne se rend pas compte, en entendant, à la radio ou à la télévision, le nombre de cadavres laissés par telle ou telle catastrophe, ce que représentent dix-sept corps. On se dit ah, ce n’est pas beaucoup, parlez-moi de mille, de deux mille, de trois mille macchabées, mais dix-sept, ce n’est rien d’extraordinaire, et pourtant, et pourtant, c’est une quantité énorme de vie disparue, de viande crevée, c’est encombrant, dans la mémoire comme dans la chambre froide, ce sont dix-sept visages et plus d’une tonne de chair et d’os, des dizaines de milliers d’heures d’existence, des milliards de souvenirs disparus, des centaines de personnes touchées par le deuil, entre Tanger et Mombassa.35

Khady Demba, la femme errante

Dans les articles publiés sur l’œuvre de Marie NDiaye, les auteurs s’accordent sur le fait que le personnage principal du dernier récit de Trois femmes puissantes est atypique dans l’univers de la romancière36. D’abord parce qu’elle est une des héroïnes les plus démunies de l’œuvre de NDiaye, ensuite parce qu’elle est indifférente à tout sentiment de honte et d’humiliation, tandis que les personnages de ses autres romans en souffrent, et finalement parce qu’elle figure dans un nouveau rapport au réel dans l’œuvre de l’auteur, une contextualisation géopolitique de l’histoire, qui renvoie à une errance contemporaine migratoire bien réaliste. Le roman Trois femmes puissantes se compose de trois parties sans titre. Le lien le plus important en est le Sénégal, patrie du père de l’écrivain, pays qui ne sera toutefois pas nommé dans le récit sur Khady Demba. Celle-ci fait son apparition dès la première partie, où le personnage principal, Norah, rend visite à son père au Sénégal. Khady travaille comme domestique et Norah se rend compte que son père ne se soucie guère de sa servante : « Encore une fois, la preuve du médiocre souci qu’avait son père du confort de ses domestiques exaspéra Norah »37. Il s’agit d’une femme marginale, pauvre, sans famille, sans pouvoir. Dans la troisième partie, cette servante anonyme à qui personne ne fait attention, est au centre de la narration. Le narrateur nous donne quelques indices sur sa vie : elle est une jeune veuve sans enfant, et c’est pour cela qu’elle est devenue un poids inutile pour sa belle-famille qui l’a accueillie à contrecœur. Elle manque de capacités intellectuelles pour déchiffrer le monde qui l’entoure et quand sa belle-famille s’arrange pour qu’elle parte clandestinement par bateau pour la France afin d’y travailler et de leur envoyer de l’argent, Khady comprend mal ce que cela implique. Le lecteur va suivre son voyage de très près, entrera pour ainsi dire dans la peau de la jeune femme, et saura ce qu’elle va endurer pour arriver en Europe, destination qu’elle n’atteindra d’ailleurs jamais. Khady échoue finalement dans un camp, dans une forêt où elle dort sous une tente avec un couple d’émigrants qui l’a accueillie. Le jour, elle mendie dans les rues. Elle s’applique aussi à fabriquer une échelle avec laquelle les réfugiés de la forêt veulent « attaquer un grillage séparant l’Afrique de L’Europe »38. Quand elle part à l’assaut du grillage, avec des centaines d’autres, elle tombe sous les balles de policiers qui gardent « la zone déserte éclairée de lumières blanches »39. Au début du récit Khady part en camion avec un trafiquant à qui sa belle-famille l’a « confiée ». Au bout d’un long périple elle arrive la nuit dans un port où elle attend plusieurs jours pour prendre une embarcation de fortune qui est pleine d’eau et où il n’y a pas de place. Khady, en fin de compte, ne s’embarque pas, ce qui résulte de sa propre résolution, et lui procure une grande joie. C’est la première fois qu’elle a pris une décision elle-même. Elle prend sa vie en main, si misérable soit-elle, mais cela lui confère une certaine dignité. Ce qui frappe dans l’histoire de Khady c’est l’absence d’indications géographiques et temporelles :

Quand elle repenserait à cette époque, elle arrondirait à une année le temps passé entre la gargote et la chambre rosâtre mais elle savait que cela avait probablement duré beaucoup plus et qu’elle s’était, elle aussi, ensablée dans la ville désertique, comme la plupart des hommes qui venaient la voir, qui erraient là depuis des années, ayant perdu le compte exact, venus de pays divers où leurs familles devaient les croire morts car ils n’osaient, honteux de leur situation, donner de leurs nouvelles, et dont le regard flottant, apathique passait sur toute chose sans paraître rien voir.40

En essayant de monter dans l’embarcation pleine d’autres migrants, Khady s’est gravement blessée et rencontre un jeune homme, Lamine, qui l’aide. Ensemble ils montent une nuit avant l’aube dans un camion au plateau découvert où s’entasse tellement de monde que Khady trouve à peine la place de rester debout. Marie NDiaye nous prend à témoin de l’injustice flagrante dans le commerce des migrants. Ils doivent payer des chauffeurs criminels qui les transportent certes, mais les exposent à des militaires corrompus, qui eux aussi vont gagner de l’agent avec la misère des migrants :

A ceux qui levaient leur main, paumes en l’air, pour signifier qu’ils n’avaient rien ou qui sortaient trop peu de leur poches, ils assenaient de tels coups de matraques que certains tombaient à terre où ils demeuraient, inconscients, parfois rossés encore par un soldat que ses efforts pour cogner, le travail que cela lui demandait, semblaient étourdir de fureur.41

Comme ils n’ont plus d’argent et que Lamine aussi est blessé, Lamine et Khady échouent dans une ville du désert. Ils se réfugient dans une gargote aux murs de terre et Khady se prostitue dans une pièce minuscule donnant sur la cour à l’arrière, pour payer leur maigre repas et une place dans la cour pour dormir. Lamine la trahit et l’abandonne, s’enfuyant avec l’argent qu’elle a amassé en se prostituant.

Le récit de Khady Demba, nom qui est répété le long du récit comme si le lecteur ne devait jamais l’oublier, comme si NDiaye voulait rendre hommage aux milliers d’autres femmes qui se trouvent dans une situation semblable, est entremêlé d’éléments fantastiques, comme c’est souvent le cas dans l’œuvre de NDiaye. Les trois femmes « puissantes » du roman subissent toutes une métamorphose en oiseau, symbole de la liberté. Selon Deborah Gaensbauer, cet élément fantastique crée une distance esthétique et affective par rapport à l’expérience migratoire, ce qui incite à la réflexion de la part du lecteur :

The troubling metamorphoses in Trois femmes puissantes create an esthetic and affective distance from the migratory experiences of the protagonists that permits the author to incorporate a political and cultural critique that neither submerges the fiction in didacticism nor dilutes its esthetic vibrancy. NDiaye’s « empathic unsettlement » also makes room for reflection.42

Le récit de Khady s’achève par la perspective de Lamine, qui ressemble au Sofiane de Harraga (s’il a réussi à faire le passage), à l’Azel de Partir (s’il n’était pas assassiné) et au Lakhdar de Rue des voleurs (s’il n’était pas en prison). Un jeune homme qui travaille dans l’arrière-cuisine d’un restaurant (au nom révélateur « Au bec fin ») ou sur un chantier, ou qui prend le métro pour louer ses bras quelque part dans la banlieue d’une grande ville, qui vit dans une chambre qu’il partage avec d’autres où il dort sur son argent. Paradoxalement, c’est la fiction qui nous alerte sur les grand drames qui se déroulent dans nos sociétés – pas les chiffres, ni les statistiques.

Conclusion

Chez Sansal, le drame s’est déroulé ailleurs et hors de portée de son personnage principal qui vit un exil intérieur, eine innere Emigration. Comme dans la tragédie classique, ce qui est trop horrible pour être mis en scène, sera communiqué par un messager. Sansal insère une intertextualité par l’intermédiaire d’un documentaire à la télévision, qui pourrait avoir été le point de départ de sa fiction. Cependant, ce qui compte pour lui, ce n’est pas la narration de la migration, mais les causes du départ massif. Il dénonce la situation socio-politique de l’Algérie, qui fait que tant de jeunes veulent quitter le pays. Lamia se dit : « L’idée que des milliers de jeunes en arrivent au suicide parce que l’avenir leur est interdit me rend plus que folle »43. Marie NDiaye donne vie à une héroïne qui se meut dans des pays sans nom, ce qui donne une dimension universelle au drame. Son récit est le plus réaliste. Dans une narration simultanée, comprenant des flashbacks et conduite par un narrateur omniscient, mais dont la perspective passe par le personnage Khady, NDiaye nous donne l’impression que le narrateur raconte cette histoire lugubre au moment où elle se produit. Son récit est le plus « interpellant » et forme un mélange de fiction littéraire et de témoignage. De plus, NDiaye est la seule des quatre écrivains qui évoque la migration de transit à partir d’un pays de l’Afrique subsaharienne. Elle montre comment son héroïne rencontre partout des dangers sur les routes dans les différents pays qu’elle traverse : elle risque partout d’être arrêtée, ou refoulée, elle survit (un temps) dans des conditions portant atteinte à la dignité humaine. Grâce à l’élément fantastique qui crée une distance esthétique et affective par rapport à l’expérience migratoire, NDiaye évite le pathos et le bon sentiment. Ainsi arrive-t-elle à trouver un équilibre entre « immersion complète et distanciation ironique et critique »44. Ben Jelloun et Enard ont eu recours à des références intertextuelles afin de situer le sujet de l’immigration clandestine dans un contexte plus large, et notamment de critiquer les relations coloniales et d’établir un lien avec le passé. Ainsi, pour évoquer le pouvoir d’autosuggestion de l’immigré, qui s’imagine une vie meilleure dans le pays d’arrivée, Ben Jelloun réfère à Emma Bovary, qui se fie à ses lectures de romans à l’eau de rose pour s’imaginer une vie amoureuse ailleurs. Sur le bateau qui quitte le port de Barcelone à la fin de Partir se trouvent des immigrés qui s’appellent, on comprend pourquoi, Flaubert et Don Quichotte. Sur un autre plan, Ben Jelloun réfère aussi à Paul Bowles et Mohamed Choukri et dénonce la façon dont l’Américain a traité le Marocain. Ainsi son roman n’est pas seulement une fiction sur l’immigration clandestine, mais aussi une critique des relations néocoloniales, même si le Maroc n’est plus colonisé aujourd’hui. La relation entre Azel et Miguel fait écho à celle entre Bowles et Choukri. Enard, quant à lui, fait maintes références aux voyages d’Ibn Batouta. Par l’intermédiaire du grand voyageur arabe natif de Tanger, Enard nous renvoie à notre monde actuel qui, tout comme au quatorzième siècle, est ravagé par la peste, cette fois-ci sous forme de guerres, d’attentats terroristes et de « cadavres d’adolescents noyés »45.

Cet article se base sur une conférence donnée le 8 septembre 2014 au Frankreich-Zentrum de l’Université Albert Ludwig de Fribourg, dans le cadre de l’université d’été : « Tendances actuelles de la littérature française ». Je remercie Sophie Bertho de m’avoir invitée et Philippe Noble d’avoir relu mon texte.


  1. L’exergue de : Tahar Ben Jelloun, Partir (Paris : Editions Gallimard, 2006), en italiques dans le texte.

  2. Cf. Philippe Bernard, Joëlle Stolz, Jean-Pierre Stroobants, « L’Europe se déchire sur le sort des migrants », Le monde, 15 juin 2015, http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2015/06/25/l-europe-se-dechire-sur-le-sort-des-migrants_4661600_3214.html?xtmc=immigration_clandestine&xtcr=7.

  3. Catherine Mazouric recense encore d’autres films entre fiction et documentaire, cf. Mobilités d’Afrique en Europe : récits et figures de l’aventure (Paris : Karthala, 2012), 19.

  4. Par exemple : Nasser-Eddine Bekkali-Lahbil, Le détroit, ou le voyage des vaincus (1995) ; Mahi Binebine, Cannibales (1999) ; Fawzi Mellah, Clandestin en méditerranée (2000) ; Youssouf Amine Elalamy, Les clandestins (2001) ; Salim Jay, Tu ne traverseras pas le Détroit (2001) ; Mohamed Teriah, Les « Harragas » ou les barques de la mort (2002) ; M.D. Yousef, Je rêve d’une autre vie (2002), cf : Clandestins dans le texte maghrébin de langue française, dir. par Najib Redouane (Paris : L’Harmattan, 2008). Cf. aussi : Catherine Mazauric, Mobilités d’Afrique en Europe : récits et figures de l’aventure (Paris : Editions Karthala 2012).

  5. Redouane, Clandestins dans le texte maghrébin de langue française, 17.

  6. Mazauric, Mobilités d’Afrique en Europe.

  7. Boualem Sansal, Harraga (Paris : Editions Gallimard, 2005).

  8. Najib Redouane, Clandestins dans le texte maghrébin de langue française, 18. Cf aussi : Marie Nelle, « Harraga, la jeunesse désenchantée d’Algérie », Le Monde, 7 avril 2009, http://abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2009/04/07/harraga-la-jeunesse-desenchantee-d-algerie_1177663_3212.html?xtmc=harraga&xtcr=12.

  9. Sansal, Harraga, 147–8, c’est moi qui souligne.

  10. Boualem Sansal, « Algérie, pays du mal-vivre », Le Monde, 28 mars 2009, consulté le 24 juillet 2015.

  11. Mazauric, Mobilité d’Afrique, 47.

  12. Ali Chibani, « La vieille maison », La plume francophone, 31 octobre 2008, http://la-plume-francophone.com/2008/10/31/boualem-sansal-harraga, consulté le 24 juillet 2015.

  13. Tahar Ben Jelloun, Partir (Paris : Editions Gallimard, 2006).

  14. Ahmed Idrissi Alami, « Dialects of Desire, Victimhood and Postcolonial Migrance in Tahar Ben Jelloun’s “Leaving Tanger” », South Central Review 30, 2 (2013) : 1–31, ici : 4.

  15. Ben Jelloun, Partir, 47.

  16. Cf. Mechthild Gilzmer, « Entre réalité et fiction : le roman “Partir” de Tahar Ben Jelloun », in Clandestins dans le texte maghrébin de langue française, dir. par Najib Redouane (Paris : L’Harmattan, 2008), 235–55, ici 239.

  17. Gilzmer, « Entre réalité et fiction », 239.

  18. Gilzmer, « Entre réalité et fiction », 239.

  19. Idrissi Alami, « Dialects of Desire », 6.

  20. Ben Jelloun, Partir, 46.

  21. Nicoletta Pireddu, « A Moroccan Tale of an Outlandish Europe : Ben Jelloun’s Departure for a double exile », Research in African Literatures 40, 3 (2009) : 16–36, ici : 18.

  22. Anil Ramdas, De papegaai, de stier en de klimmende bougainvillea (Amsterdam : De Bezige Bij, 2000), 108 : « Waarom zeg ik nu dat migranten perfecte Emma’s zijn ? » (« Pourquoi est-ce que je dis maintenant que les immigrés incarnent Emma à la perfection ? » [ma traduction, D.S.]).

  23. Mathias Enard, Rue des voleurs (Arles : Actes Sud, 2012).

  24. Il est intéressant de relever que Mathias Enard est arabisant. Il a traduit entre autre une anthologie de textes obscènes et érotiques écrits par Mohamed ibn Mansûr al-Hilli. Cf. J. Landau, « Epître de la queue, suivi de douze séances salées de Mohamed ibn Mansûr al-Hilli », Abstracta Iranica 26 (2003) : 2–3.

  25. J’ai consulté, Ibn Battoeta, De reis, gekozen, uit het Arabisch vertaald en van aantekeningen voorzien door Richard van Leeuwen (Amsterdam/Leuven : Uitgeverij Bulaaq, 1997).

  26. Enard, Rue des voleurs, 251, c’est moi qui souligne.

  27. Cf. Eloy Martín Corrales, « Maurophobie/islamophobie et Maurophilie/islamophilie dans l’Espagne du xxie siècle », Revista CIDOB d’Afers Internacionals 66–77 (2004) : 241–54, ici : 245.

  28. Ben Jelloun, Partir, 202, en italique dans le texte.

  29. Gilzmer, « Entre réalité et fiction », 251.

  30. Ben Jelloun, Partir, 265.

  31. Pireddu, « A Moroccan Tale of an Outlandish Europe », 28.

  32. Ben Jelloun, Partir, 266.

  33. Cité par Pireddu, « A Moroccan Tale of an Outlandish Europe », 29.

  34. Enard, Rue des voleurs, 152.

  35. Enard, Rue des voleurs, 155.

  36. Cf. Elena Quaglia, « Marie NDiaye : de l’écriture migrante à une écriture de la migration, lire le roman francophone. Hommage à Parfait Jans (1926–2011), consulté le 23 juillet 2015, http://publifarum.farum.it/ezine_articles.php?id=253 ; Anne Martine Parent, « A leur corps défendant : défaillances et excrétions dans Trois femmes puissantes de Marie NDiaye, L’esprit créateur 53, 2 (2013) : 76–89.

  37. Marie NDiaye, Trois femmes puissantes (Paris : Editions Gallimard 2009), 22.

  38. NDiaye, Trois femmes puissantes, 313.

  39. NDiaye, Trois femmes puissantes, 315.

  40. NDiaye, Trois femmes puissantes, 309.

  41. NDiaye, Trois femmes puissantes, 298.

  42. Deborah Gaensbauer, « Migration and Metamorphosis in Marie NDiaye’s Trois femmes puissantes », Studies in 20th & 21st Century Literature 38, 1 (2014) : 17, http://dx.doi.org/10.4148/2334-4415.1004.

  43. Sansal, Harraga, 113.

  44. Dominique Rabaté, cité par Lydie Moudileno, « Puissance insolite de la femme africaine chez Marie NDiaye », L’esprit créateur 53, 2 (2013) : 67–75, ici 72.

  45. Enard, Rue des voleurs, 251.





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