Un homme, deux cultures : Charles de Villers entre France et Allemagne, 1765–1815

Monique Bernard

Les 25 et 26 juin 2015 s’est tenu à l’université de Lorraine à Metz un colloque international réunissant des universitaires français et allemands autour de la figure de Charles de Villers, intermédiaire culturel souvent méconnu entre la France et l’Allemagne, né en 1765 à Boulay, Lorraine, et décédé en 1815 à Göttingen, où il fut professeur dans les dernières années de sa vie. Le bicentenaire de sa mort – ainsi que le 250e anniversaire de sa naissance – furent l’occasion de cette rencontre franco-allemande, organisée conjointement par Nicolas Brucker, initiateur de ce projet, de l’Université de Lorraine à Metz, et Franziska Meier, de la Georg-August-Universität à Göttingen.

Par sa vie, son action, son œuvre, Villers a illustré la question de l’appartenance simultanée à deux nations, deux esprits, deux cultures. « Janus bifrons », comme l’appelait Goethe, il fut authentiquement franco-allemand en une période où la bi-culturalité était politiquement suspecte. Sa double appartenance l’a cependant placé dans la position d’observateur et d’acteur privilégié des échanges culturels entre les deux pays, mais aussi plus largement de médiateur des peuples avec leur génie. « Apprenons aux Allemands et aux Français quelle est leur valeur réciproque », écrivait-il. Pour conduire cette mission, il est devenu auteur, journaliste, éditeur, traducteur, critique, vulgarisateur, essayiste, déployant une activité incessante, en lien avec les esprits progressistes des deux pays. Dans une perspective comparatiste il présenta à ses compatriotes la philosophie de Kant, la réforme luthérienne, l’université allemande, l’orientation particulière donnée à la littérature en Allemagne ainsi que les grands auteurs qui l’illustraient, leur opposant pour les déprécier les caractères propres du génie français, ce qui lui valut l’incompréhension et même l’hostilité d’un certain nombre de ses compatriotes. Engagé sur tous les fronts pendant l’époque particulièrement mouvementée de la Révolution française et de l’Empire, il fut également le défenseur des villes hanséatiques, menacées par les restructurations impériales, et des universités allemandes dont il admirait l’esprit et le système d’éducation et qu’il craignait de voir rabaissées au rôle de grandes écoles sur le modèle français. Parmi ses lecteurs nombreux et enthousiastes on trouve en premier lieu Mme de Staël avec qui il entretint de 1802 à sa mort une correspondance pleine de rebondissements. Elle le voyait comme « appelé, par la grâce de son esprit et la profondeur de ses études, à représenter la France en Allemagne, et l’Allemagne en France ».

Ces multiples aspects de l’action de Villers ont fait l’objet des 18 communications présentées par les participants venus d’universités des deux pays, et regroupées dans différentes sessions, dont nous présentons ici l’essentiel. Vu le temps limité, le travail a été très intense et les discussions se sont prolongées souvent lors des pauses et repas.

Villers et la figure du médiateur

La correspondance échangée entre Germaine de Staël et Charles de Villers dans les années 1801 – 1803 constitue un cas de figure très particulier d’un genre qui s’est largement répandu à la fin du xviiie siècle, le « Dialogue entre émigrés ». Dans ce dialogue à front inversé entre un émigré qui fait de l’Allemagne sa nouvelle patrie et une exilée qui en fait la terre d’accueil de son exil, l’Allemagne apparaît dans une double perspective largement tributaire du statut respectif des deux protagonistes. La question posée par Charles de Villers « Serions-nous pas par hasard, chacun à notre place ? » souligne la distance, voire le décalage qui se creuse entre l’émigré germanisé et l’exilée qui se sent investie d’une mission : « impatroniser l’Allemagne en France ». M.-C. Hoock-Demarle1 met en évidence que ce sont finalement deux approches de l’Allemagne et deux conceptions du rôle de médiateur qui se dessinent à un moment-charnière et se confrontent dans une correspondance qui s’interrompt significativement alors que s’amorcent les premières tentatives d’exploration de l’exilée en terre germanique.

C. Seth2 a présenté le texte de Villers connu sous le nom d’Erotique comparée, mais paru dans la revue Polyanthea sous le titre Sur la manière essentiellement différente dont les Poètes français et les allemands traitent l’amour et la signature de « Karl von Villers ». Elle a montré l’importance du contexte de la publication qui situe Villers dans un réseau intellectuel et littéraire. Elle a mis en évidence les positions de l’auteur qui jette les bases du paysage culturel qui sera celui du romantisme français et applique à l’étude des littératures la notion de nationalité. Villers propose une lecture transcendante des relations entre civilisations et productions artistiques. Son essai aura un impact considérable en Allemagne et tend à montrer qu’il est, pour reprendre une image récurrente sous sa plume, l’exemple d’une greffe qui a pris.

H.-J. Lüsebrink3 présenta Villers dans son rôle de médiateur interculturel et d’interprète de la culture allemande, qu’il a choisie et adoptée. Il s’adressait autant à ses compatriotes de la France révolutionnaire et impériale, aux Français émigrés qu’à un public allemand. Villers, souvent sollicité, s’est attaqué à différents projets de traduction dans les domaines littéraires, scientifiques et politiques, dont certains ne purent être réalisés. On peut se demander pourquoi. Mais 16 écrits de Villers, dont ses ouvrages essentiels par lesquels il voulait révéler la culture allemande à la France, firent l’objet de nombreuses traductions en allemand, en particulier son Essai sur la Réformation, des extraits de sa Philosophie de Kant et le Coup d’œil sur les universités. Dans la dernière partie de son exposé H.-J. Lüsebrink s’est interrogé sur le rôle de la traduction, qui tient à la fois de la comparaison et du commentaire critique, comme le révèlent les termes de « Einführung » et Übersetzung » choisis par les traducteurs et commentateurs pour cette activité médiatrice, dans laquelle se manifeste la tendance du traducteur à devenir commentateur critique et éditeur.

Villers et sa réception de l’Allemagne

Ces quatorze lettres, publiées sous le titre Lettres westphaliennes4, évoquent le paysage westphalien, traitent de la physique, de la chimie, des légendes de l’ancienne Allemagne, des us et coutumes du pays, présentent des extraits traduits de la Hermannsschlacht de Klopstock et témoignent pour la première fois de la profonde impression qu’a faite sur Villers la philosophie de Kant. Dans sa présentation H. Krapoth5 nous a montré cette image de l’Allemagne telle que Villers voulait la suggérer à ses lecteurs français tout en caractérisant cette œuvre de Charles de Villers et en interrogeant les conditions historiques qui la marquent.

C. Julliard6 tente d’évaluer dans son étude les dettes éventuelles de Villers vis-à-vis de Kant dans l’Essai sur l’esprit et l’influence de la Réformation de Luther (1804) sous l’angle spécifique de la vision de l’histoire, perspective encore non étudiée par la critique, en se demandant si Villers aurait cherché à ré-interpréter la Réforme à l’aune des textes kantiens sur l’histoire. Quels sont en particulier les rapports entretenus avec l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784), texte de Kant traduit par Villers dans le Spectateur du Nord (1798) ? Une première partie de la contribution examine les présupposés de l’Essai – les Considérations générales étant riches d’allusions aux concepts kantiens de la philosophie de l’histoire – et ceux de l’Idée qui se rattache à la philosophie pratique à travers les catégories de la liberté et de la téléologie. Dans la seconde partie elle s’est intéressée aux liens de filiation entre ces deux conceptions de l’histoire : notion de genre humain, évolution vers le mieux, perfectibilité humaine, métaphore de l’asymptote, progrès de nature juridique et politique, rôle de la Providence. La dernière partie souligne les divergences qui séparent les deux auteurs: place de l’individu dans l’histoire, éventuels moteurs de celle-ci, vision anthropologique, perspective de l’historien ou du philosophe. L’étude révèle que l’héritage kantien se trouve infléchi dans un sens idéologique et stratégique.

En 1804 Charles de Villers a publié son Essai sur l’esprit et l’influence de la Réformation de Luther, qui fut couronné par l’Institut de France. M. Kessler7 montre qu’à l’époque aucun texte n’a été aussi souvent traduit et publié. Cet essai s’est avéré l’interprétation de la Réforme la plus répandue à l’échelle européenne dans la première moitié du xixe siècle. Elle propose une théorie moderne qui trouve son expression dans l’idéalisme allemand et dont argumentation peut être encore saisie aujourd’hui dans ses éléments essentiels. Villers, élevé dans le catholicisme, a fait en Allemagne l’expérience du protestantisme allemand, pour lequel son ouvrage demeura une référence jusqu’à la fin du xixe siècle.

Villers et ses combats

N. Brucker8 a étudié les lettres adressées par Samuel Hahnemann à Charles de Villers. Elles n’informent pas seulement sur la pratique homéopathique en 1811, elles jettent aussi un éclairage sur l’état de la connaissance de ce dernier en matière de savoir médical et plus largement sur sa conception philosophique de la nature. La première rencontre des deux hommes remonte sans doute à 1795, c’est-à-dire au séjour à Dribourg. Brandis, alors Brunnenartz, aurait servi d’intermédiaire. L’auteur de l’Essai sur la force vitale partage avec ses deux amis une même foi dans la vertu thérapeutique de la nature. La théorie du magnétisme animal, que Villers a eu l’occasion d’exposer dès 1787 dans Le Magnétiseur amoureux, mais aussi la phrénologie de Gall, dont il a donné un aperçu en 1802, constituent le cadre théorique à partir duquel il pense l’action de la nature en l’homme, son pouvoir curatif et salvifique.

Les événements militaires se déroulant à partir du 6 novembre 1806 à Lubeck représentent non seulement un fait marquant pour la biographie de Charles de Villers, mais se sont également exprimés littérairement dans la Lettre à Madame le comtesse F... de B..., contenant un récit des événements qui se sont passés à Lubeck dans la journée du jeudi 6 novembre 1806, et les suivantes, considérée alors en France comme un affront à Napoléon, alors qu’elle fut reçue en Allemagne comme juste témoignage de la barbarie de la Grande Armée. Cette lettre valut à son auteur la persécution du maréchal Davout jusqu’à Göttingen. Bernadotte, comme acteur militaire dans cette occupation, se montra toutefois plus modéré dans son jugement et écrivit à Villers le 10 mai 1807 : « […] vous avez traité le sujet en poète et en philosophe et vous savez que la philosophie ne s’accorde pas toujours avec le métier des armes. F. Schmitz9 a analysé les procédés textuels et narratifs utilisés par Villers dans ce « mémoire historique en forme de lettre » pour développer sa double stratégie : décrire d’un côté la brutalité des soldats français pendant l’occupation de Lubeck, tout en essayant de l’autre d’engager Napoléon à verser des réparations pour la ville souffrante.

Suite au traité de Tilsitt en 1807, les cinq universités du royaume nouvellement créé de Westphalie, dont les trois grandes, Halle, Marburg et Göttingen, qui avaient souffert de la guerre et de ce fait pesaient sur le bilan du royaume, étaient menacées de suppression. Villers, sollicité par Jean de Müller, alors directeur général de l’instruction publique à Cassel, ne se fit pas prier pour lui amener son « grand parc d’artillerie » et s’engager dans une véritable bataille en faveur des universités. Dans son Coup d’œil sur les universités et le mode d’instruction publique de l’Allemagne protestante, en particulier du royaume de Westphalie, écrit en 1808 et précédé d’une dédicace au roi Jérôme, Villers relève le caractère essentiel des différences entre les peuples et plaide la cause d’une compréhension approfondie entre la France et l’Allemagne. Il esquisse le système d’éducation et d’instruction publique de l’Allemagne protestante, notamment l’organisation de l’université de Göttingen dont il cherche à faire comprendre l’importance et le prestige au niveau européen. Dans son analyse F. Meier10 montre que Villers s’est identifié à son image idéalisée de l’Allemagne et replace son écrit dans le débat en cours à l’époque sur la fonction de l’université, dont le modèle français s’opposera aux idées fondamentales de Humboldt sur l’homme intérieur.

Villers et la littérature

La conception idéalisée de l’amour allemand présentée par Villers dans son essai de 1806 Sur la manière essentiellement différente dont les poètes français et les allemands traitent l’amour, qu’il oppose à la tradition du roman galant français dans le but de donner une nouvelle orientation à la littérature française, prend sa source dans la haute estime qu’il a pour la philosophie et la religion allemandes, exprimée dès son Essai sur l’esprit et l’influence de la Réformation de Luther de 1804. Les Allemands n’ayant jamais eu à subir la « tyrannie d’une capitale et de la cour », tous les aspects mondains et artificiels, les questions de goût et de courtoisie leur sont étrangers. Villers dresse un bilan dans lequel les violences de la Révolution française sont interprétées comme la conséquence d’un très ancien matérialisme mettant l’accent sur le plaisir et sur le corps, en contraste avec la culture allemande centrée sur l’âme et la vertu. S. Ardisson11 s’interroge sur les formes que prend selon Villers l’amour en Allemagne, en particulier celles qu’il retrouve chez Dorothea von Rodde-Schlözer, première Allemande à être titulaire d’un doctorat en philosophie, qu’il admirait et qui joua un rôle non négligeable dans sa vie.

M.-E. Plagnol12 a étudié deux des trois pièces de Villers, manuscrits autographes inédits conservés dans le fonds Villers de la bibliothèque nationale et universitaire de Hambourg : Isulte et Lénoncourt ou les Preux chevaliers, comédie héroϊque, sans date, dont l’action se situe à Boulay vers 1490 ; Les Frères rivaux, tragédie, 1787 ; Ajax, fils d’Oϊlée, tragédie, datant de 1791, pour montrer à la fois les débuts littéraires et mondains d’un auteur et les pratiques de sociabilité de l’époque dans un lieu précis, Boulay, ville natale de l’auteur. Recoupant les informations que l’on possède entre les informations sur la pratique amateur de Villers dans le cadre du théâtre de société et les premiers textes théâtraux que l’on a conservés, elle se demande si ces textes étaient destinés à des scènes privées ou s’ils sont des premiers essais littéraires d’un auteur qui en avait soumis certains pour examen à La Harpe.

La culture franco-allemande de Villers

Friedemann Pestel13 illustre dans son exposé le parcours de Villers lors de son émigration par celui d’un autre émigré, Auguste Duvau (1771–1831), qui passa la plupart de ses années d’exil à Weimar. Il montre comment la proximité des classiques de Weimar ainsi que l’infrastructure culturelle de ce petit Etat lui donnèrent l’impulsion pour de nombreuses activités de transfert (traduction, enseignement, publications). Contrairement à beaucoup d’émigrés qui n’ont rien appris, Duvau sut, comme Villers, profiter de sa situation pour se cultiver. Son excellente connaissance de la langue lui permit d’entretenir une correspondance avec ses contemporains allemands et, après son retour en France en 1802, de présenter à un public allemand ses impressions sur la France postrévolutionnaire. Dans la comparaison entre Villers et Duvau, F. Pestel souligne l’importance des lieux où ils vécurent ainsi que l’influence des conditions d’exil sur les parcours d’émigration et les activités de transfert, les cultures nationales gardant leur fonction d’orientation. La différence des réactions de Villers et de Duvau envers la France postrévolutionnaire permet de saisir l’exil dans sa dynamique et de comprendre les options qui s’offraient aux émigrants pour trouver leur place entre les deux espaces culturels.

L’étude de K. Kloocke14 se propose de montrer que l’amitié entre Villers et Constant est fondée non seulement sur les rapports bien connus qui résultent des rencontres fréquentes depuis le séjour à Metz, soit à Paris, soit à Göttingen, mais sur leurs théories scientifiques. Villers et Constant construisent, en adoptant une philosophie du progrès et une philosophie de l’individualité en tant qu’instance morale autonome, une théorie en puissance cohérente pour exploiter le vaste champ des sciences humaines. Cela présuppose une érudition impressionnante et une connaissance des tendances nouvelles des recherches historiques et littéraires ainsi qu’une maîtrise remarquable de la tradition « littéraire » depuis l’antiquité. Une comparaison de plusieurs aspects de leurs théories tente de justifier l’hypothèse selon laquelle on peut découvrir dans leurs écrits l’exemple d’une approche scientifique moderne des études de l’homme.

Villers dans sa correspondance

Le 17 février 1810, Charles de Villers adresse à son collègue Blumenbach une lettre dans laquelle il lui fait part non seulement de la situation délicate où se trouve sa sœur, pour qui il espère obtenir son intervention, mais insère aussi des réflexions critiques sur ses tentatives de rapprochement entre la culture germanique et la culture française, qu’il définit comme « ein mühsames, grollerregendes und wenig belohnendes Geschäft ». Cette lettre ainsi que celles encore inédites conservées dans les archives de la bibliothèque de Göttingen, s’inscrivent dans la même veine que les nombreuses autres lettres à travers lesquelles Villers présente ses projets à ses différents interlocuteurs dans le but de s’attacher leur possible soutien. Cette correspondance multiple impose ainsi à son auteur un travail sans cesse renouvelé de réécriture d’un même texte ou d’une même idée. En tenant compte du rôle particulier de Charles de Villers comme point de contact entre deux cultures, F. Baur15 examine cette correspondance inédite en soulevant quelques questions abordées sous l’angle de l’autoréflexion critique de l’auteur et analysées à la lumière du reste de la correspondance déjà publié.

H.-U. Seifert16 a présenté la correspondance de Villers avec le bibliothécaire trévirois Johann Hugo Wyttenbach. Les cinq lettres qui en subsistent laissent entrevoir des points de convergence surprenants. Wyttenbach, imbu de vertus républicaines et démocratiques, tout comme Villers, jusqu’à sa fin monarchiste convaincu, font preuve d’un kantisme messianique, s’avèrent de plus en plus sceptiques à l’égard de Napoléon et se retirent dans l’érudition de leurs académies ou cénacles littéraires. S’y joint un esprit de serviabilité aussi prononcé chez l’un que chez l’autre des deux correspondants, qui fait de Villers le Français de prédilection des intellectuels allemands entre 1804 et 1815 et de Wyttenbach un intellectuel recherché de tous ceux qui s’intéressent aux trésors accumulés dans la bibliothèque qu’il dirige depuis sa création par l’administration française à la fin du xviiie siècle. Chacun à sa manière fait preuve d’un désenchantement croissant associé à la perception du déclin des idées des Lumières chez Wyttenbach et à l’échec de ses projets de médiation chez Villers.

S’appuyant sur ce qui reste de la correspondance entre Villers et Jean-Baptiste-Antoine Suard, né en 1832 et décédé en 1817, la même année que Mme de Staël dont il était un ami, Eric Francalanza17 brosse un portrait de leurs relations et échanges littéraires. Villers fit probablement la connaissance de Suard, peut-être par l’intermédiaire de leur ami commun Stapfer, quand il arriva à Paris en 1801 avec sa Philosophie de Kant. Ses articles dans le Spectateur du nord l’avaient fait connaître en France et mis en contact avec ces réseaux intellectuels qui gravitent autour des Archives littéraires de l’Europe et du Publiciste. Certains articles parus dans le Spectateur et le Publiciste témoignent de l’échange et de la communauté d’idées entre les deux hommes qui s’estimaient mutuellement. Esprit ouvert et cosmopolite, Suard était un de ces Français tels que les rêvait Villers pour accueillir sans préjugés des idées nouvelles et les diffuser au sein de la République des Lettres.

Villers et Metz

Les lettres adressées par Christophe-Gabriel Collignon, dit Collignon aîné, imprimeur et libraire à Metz, à Charles de Villers et conservées à la bibliothèque nationale et universitaire de Hambourg – dont sont hélas absentes les réponses de Villers – fourmillent de renseignements biographiques, bibliographiques et historiques sur les échanges entre un libraire entreprenant, à l’enseigne duquel plusieurs œuvres majeures du littérateur ont été publiées, et un auteur associé de près ou de loin à bien d’autres travaux que ceux identifiés par leur page de titre comme étant issus des presses messines. Ces missives, dont le ton amical et chaleureux ne s’apparente guère à celui de la correspondance commerciale, présentent donc le double mérite d’éclairer d’abord le métier d’imprimeur-libraire dans une ville de province, certes, mais en contact avec une partie non négligeable de l’Europe, et ensuite de faire mieux connaître un littérateur dont les préoccupations intellectuelles transparaissent notamment dans les livres qu’il acquiert auprès de son éditeur et qu’il se fait expédier à Lübeck. S’appuyant sur ce corpus, P. Hoch18 met en évidence la place de Collignon et de ses prédécesseurs dans l’histoire de la librairie à Metz et précise la nature et l’étendue de la collaboration entre les deux hommes.

Bien que le nom de Charles de Villers soit indissociablement lié à celui de Mme de Staël et à la genèse de son ouvrage De l’Allemagne, les circonstances de leur unique rencontre à Metz à l’automne 1803 – en particulier son aspect psychologique – n’ont pas été jusqu’ici suffisamment étudiées, quand elles ne sont pas tout simplement occultées. En contact épistolaire depuis plus d’un an, ils attendaient beaucoup l’un et l’autre d’une entrevue que l’ordre d’exil touchant Mme de Staël les avait obligés d’avancer. Le plus souvent on n’a voulu y voir qu’un épisode dans la vie de celle-ci et en Villers uniquement un de ses nombreux informateurs. En fait les enjeux étaient plus importants pour l’un et l’autre dans ce véritable « drame » qui s’est déroulé pendant ces 13 jours. A travers une lecture attentive de la correspondance qu’ils ont échangée de 1802 à 1814, avant et après leur rencontre à Metz, ainsi que des lettres adressées à leurs proches et amis durant cette période, M. Bernard19 montre l’impact de ce « moment psychologique » sur les protagonistes de ce drame, pour mettre en lumière ses répercussions sur la genèse de De l’Allemagne, dont Villers apparaît comme le père intellectuel.

Après-colloque

Deux manifestations d’ordre artistique ont accompagné ce colloque. Lors de la réception à la mairie le premier soir, des escrimeurs de l’association Quinte-Septime ont illustré par le verbe et l’épée les combats de Villers contre les critiques de son temps, qui l’attaquaient violemment dans différents journaux. Après la dernière communication deux comédiens professionnels ont lu des passages choisis de la correspondance entre Villers et Mme de Staël, entrecoupés d’intermèdes musicaux. Enfin les participants sont allés visiter ce qui était à l’époque l’« Hôtel de Pont-à-Mousson » (aujourd’hui Hôtel de la cathédrale) où logeaient Villers et Mme de Staël avec leurs proches lors de leur unique et orageuse rencontre en 1803.

Les activités du lendemain ont permis à ceux qui étaient encore présents de profiter d’une visite guidée du vieux Boulay avec la maison natale de Charles de Villers, et de prendre connaissance de l’exposition, conçue par Nicolas Brucker et Monique Bernard, présentant de nombreux documents illustrant la vie et l’action de Charles de Villers.

A la suite de cette rencontre, riche en échanges et en suggestions de toute sorte, les participants, à l’initiative de Hans-Ulrich Seifert, envisagent de créer un site internet consacré à Charles de Villers, qui ferait l’inventaire de toutes les lettres disponibles, rassemblerait les informations susceptibles d’intéresser un vaste public et permettrait aux chercheurs d’y trouver des documents et d’y publier leurs travaux sur le sujet. Kurt Kloocke propose de lancer une édition des œuvres complètes de Charles de Villers afin de sortir définitivement de son demi-oubli ce médiateur trop souvent méconnu et Monique Bernard est sollicitée pour écrire une biographie.

Les actes du colloque, enrichis probablement de documents inédits, seront publiés dans le courant de l’année 2016.


  1. Marie-Claire Hoock-Demarle (U. Paris-Diderot), « L’Allemagne, objet de médiation entre émigré et exilée ».

  2. Catriona Seth (U. Lorraine) : « L’Erotique comparée de Charles de Villers ».

  3. Hans-Jürgen Lüsebrink (U. Saarbrücken) : « Les traductions des œuvres de Charles de Villers en allemand: dimensions, adaptations, formes de réception ».

  4. Charles de Villers, Lettres westphaliennes, écrites par M. le comte de R. M. à Mme de H. sur plusieurs sujets de philosophie, de littérature et d’histoire et contenant la description pittoresque d’une partie de la Westphalie (Berlin: Vieweg, 1797).

  5. Hermann Krapoth (U. Göttingen), « L’image de l’Allemagne dans les Lettres westphaliennes de Charles de Villers ».

  6. Catherine Julliard (U. Lorraine), « Charles de Villers et son Essai sur la Réformation de Luther : une vision kantienne de l’histoire ? ».

  7. Martin Kessler (U. Göttingen), « Villers et la Réforme ».

  8. Nicolas Brucker (U. Lorraine) « Vis naturae medicatrix : Villers et Hahnemann »

  9. Fabian Schmitz (U. Konstanz), « La Lettre à Madame la comtesse F…. de B… ou la stratégie d’un homme de lettres ».

  10. Franziska Meier (U. Göttingen), « Villers, sauveur de l’université de Göttingen ».

  11. Susanne Ardisson (Berlin), « L’amour allemand, un amour protestant ? Réflexions sur Luther, Charles de Villers et Dorothea Rodde ».

  12. Marie-Emmanuelle Plagnol (U. Créteil), « Villers : entre théâtre de société et premiers essais dramatiques ».

  13. Friedemann Pestel (U. Freiburg et Wien), « De ce côté-là, l’émigration m’est devenue chère : Auguste Duvau, médiateur-émigré franco-allemand ».

  14. Kurt Kloocke (U. Tübingen), « Benjamin Constant et Charles de Villers, ou les Dioscures philosophes ».

  15. Freya Baur (U. Göttingen), « Charles de Villers et la République des Lettres franco-allemande d’après sa correspondance inédite ».

  16. Hans-Ulrich Seifert (U. Trier), « Villers et Wyttenbach ».

  17. Eric Francalanza (U. Brest), « Villers et Suard ».

  18. Philippe Hoch (Académie nationale de Metz), « Villers et Collignon ».

  19. Monique Bernard (U. Göttingen), « Le drame de Metz. Villers et Madame de Staël ».





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